Macron et les autres, ou la politique de l’étalon
À propos de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté 2018
Jean Faya
Automne 2021
La République de Let-Know Café veut témoigner de sa mauvaise humeur, encore une fois ! Elle grogne. Elle tremble même ! Comme le faisait le tréfonds de mes entrailles entre le plat de résistance et le fromage, lors de cette réunion de famille. C’est souvent entre le plat de résistance et le fromage que les problèmes arrivent. Ce repas-là n’avait rien d’exceptionnel. Il était comme bien d’autres, constitué de la réunion d’agréables convives, dans la bienveillance de nos liens familiaux. Comme je l’imagine dans bien d’autres foyers, les discussions finissent souvent par aborder les questions politiques : untel du gouvernement qui a fait ça, un autre à l’Assemblée qui a dit ceci, celui-là qui fait grève, celui-ci qui manifeste. Et les commentaires vont de commentaires en commentaires. Je reste silencieux en général, au début. Un temps assez long, je trouve. Ma forme est alors figée. Mon fond se met en marche en premier. Mes jambes, qui le soutiennent, se mettent à avoir envie de bouger d’impatience. Je gigote discrètement sous la table. Et puis mon estomac se tend lui aussi. L’appétit du début de repas s’estompe et laisse place à un léger écœurement, très léger, juste celui qui fait que vous mangez, mais sans avoir faim, sans y trouver de plaisir. Juste une petite nausée qui est là, comme les jambes, à vous asticoter. Et le fond du fond, mis en branle par les jambes et l’estomac, se met effectivement à trembler légèrement. À table, tout ce bazar psychosomatique ne se voit pas, je pense. C’est intérieur. Seules mes mains ou ma voix peuvent trahir ce mouvement, d’un léger frémissement, ou d’un mini étranglement qui va casser le rythme. C’est une sorte de pression qui monte, qui monte avant de se relâcher d’un coup net, balançant brutalement tout ce qu’ont accumulé les accus. Un peu comme l’état que ressent, je pense, une voiture de Formule 1 en pole position quand le feu passe au vert, ou celui du cheval de tiercé dans son enclos quand la grille s’ouvre. C’est précisément là où nous en étions à ce repas. Les secousses du tréfonds devenant moins supportables, je me soulageais par quelques remarques. Douces au départ, plus fermes ensuite, puis plus passionnées. La discussion s’animait de plus en plus, notamment avec mon oncle. Je l’aime bien. Il apprécie le débat et la contradiction, et ne semble jamais pouvoir se braquer. Malgré cet interlocuteur de qualité, la pression montait, et avec elle le besoin de tout lâcher. Le tonton lance l’étincelle : « Mais enfin, Jean, il y a forcément un truc sur lequel tu seras d’accord avec Macron ? » Et bang ! Je laisse aller moteurs et grilles : « Non il n’y a rien, rien ! Il ne peut y avoir aucun accord entre ce que pense et ce que fait Emmanuel Macron. Ça n’est pas possible parce que nos conceptions de ce qu’est un homme et de ce que doit être la politique sont trop différentes. » Et les chevaux lancés, il faudra bien quelques longues minutes pour que la logorrhée se tarisse et que je reprenne mon souffle complètement, une fois le dessert passé. Mon oncle, lui, aura lâché l’affaire, ne sentant plus de prise face à cet emballement, inquiet peut-être de ne pas en comprendre toutes les raisons, voire inquiet pour ma raison tout court. Le dessert passé et la journée terminée, le même phénomène se reproduit toujours : un temps assez long de ressassement. Je me refais le film du repas pour en guetter les moments où j’aurais pu heurter mes interlocuteurs où à l’inverse, avoir été trop mou. Ce temps-là dure plusieurs jours souvent, parfois plusieurs mois. Et il se superpose aux ressassements d’autres situations. Un vrai labeur. Après ce repas, je me suis demandé plusieurs fois pourquoi je n’avais pas eu la présence d’esprit de balancer cette phrase macronienne de collection : « Une gare, c’est un lieu où l’on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien, parce que c’est un lieu où l’on passe, un lieu que l’on partage ». Bon, bien sûr, je connais bon nombre d’autres personnes qui auraient pu dire la même chose. Il ne s’agit pas là de s’acharner sur un homme, mais plus sur une idée bien répandue, une façon de penser la politique que partage tout un groupe, tout un pan de la population. Et il y a là le clivage fondamental de mes idées sur l’Homme avec Emmanuel. Lui, illustre dans cette phrase une pensée mythique, celle du mythe de l’homme qui naît capable et de l’autre homme qui est incapable. Il y a ceux qui raisonnent bien et les autres qui sont un peu cons. C’était, je crois, le fond de la pensée de Gilles Legendre, président depuis 2018 à l’Assemblée nationale du groupe LREM, quand il déclarait sans rire, le 17 décembre 2018 sur un plateau de la chaîne Public Sénat en réaction à la crise des gilets jaunes : « Nous avons insuffisamment expliqué ce que nous faisons. Et une deuxième erreur a été faite : le fait d’avoir probablement été trop intelligents, trop subtils, trop techniques dans les mesures de pouvoir d’achat. » Et donc il est légitime que l’homme capable, intelligent et subtil, pense et agisse pour l’homme incapable. Il y a de fait un lien de subordination, pour la survie de tous. Ce qui est définitivement gênant dans ce genre de pensée, c’est qu’elle suppose une référence universelle, un étalon naturel, ici l’étalon-Macron : si tu ne parviens pas à devenir chef de start-up, t’as raté ta vie ! Tu n’existes pas ! Ce n’est pas tellement que notre président nous espère tous en patrons de start-up qui est choquant. Ça fait plutôt sourire. On pourrait d’ailleurs rapporter bien d’autres pensées de ce type dans bien d’autres sens : si t’es pas syndicaliste, t’es un pourri ; si t’as pas ta Rolex, t’as raté ta vie ; si t’es pas méditant, tu perds ton temps ; si t’es pas Blanc, t’es pas au bon endroit ; si t’es pas Noir, qu’est-ce que tu fous là… Non, ce qui fait trembler le tréfonds, c’est ce mécanisme de la référence que l’on invente, ce besoin de dire ce que doit être l’autre, de le décréter, de l’imposer, et que cette façon de penser autrui soit si répandue. Cette façon de dire que je reconnais une place dans ce monde aux seuls individus qui me ressemblent est bien problématique. Problématique, car de fait, elle éteint toute nécessité politique. Elle est la voie de la dictature, de velours avec Emmanuel et les yeux doux de Brigitte, ou possiblement plus raide, quand tous les pouvoirs sont entre les mains d’une personne ou d’un groupe plus violent. Ceux-là, une fois en place, peuvent à loisir imposer leurs vues, non pas dans un projet nécessairement machiavélique, mais dans la certitude qu’ils sont l’étalon, la raison, le modèle. Et mécaniquement, les autres deviennent rien. Le 13 septembre 2018, le gouvernement fait paraître sa « stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté » sous-titrée « Investir dans les solidarités pour l’émancipation de tous », surnommée le plan pauvreté. L’objectif est bien que les 8,8 millions de pauvres en France ne soient plus pauvres. Emmanuel Macron, en préambule du dossier de presse, invite à « un État providence de la dignité et de l’émancipation ». Ce plan se donne deux ambitions majeures : l’éducation et la formation, l’accompagnement et l’émancipation sociale par l’emploi. L’éducation et la formation visent à « l’égalité des chances dès les premiers pas pour rompre avec la reproduction de la pauvreté ». Le texte commence ainsi : « Empêcher qu’un enfant pauvre aujourd’hui ne devienne un adulte pauvre demain, rompre avec le déterminisme de la pauvreté, renouer avec l’égalité des chances républicaines, tels sont les premiers enjeux de la stratégie pauvreté. Parce qu’il favorise le développement complet de l’enfant et l’apprentissage du langage, l’accueil dans les crèches ou par les assistantes maternelles, est un levier efficace de réduction des inégalités liées à l’origine sociale. Or, aujourd’hui, les enfants en situation de pauvreté ont un accès beaucoup trop limité à ces modes d’accueil, individuels et collectifs. » Il semble que là se révèle la logique de l’étalon : ceux qui ne sont rien, les pauvres, ne sont rien au sens où il leur manque des capacités, la capacité par exemple de « favoriser le développement complet et l’apprentissage du langage » de leurs enfants. Du coup, il faut extraire ces enfants de ce milieu incapable, pour les confier à des gens capables, les assistantes maternelles, qui elles vont les éduquer. Et une fois éduqués, ils seront riches de capacité et deviendront riches tout court. La République de Let-Know Café ne partage pas cette analyse. Les pauvres n’ont pas un problème de connerie, mais un problème d’argent. C’est précisément ce qui les définit dans ce document (revenu inférieur à une fraction du revenu français médian). Dans le reportage Claude Levi-Strauss par lui-même, le vieil anthropologue parlait de la recherche ethnologique comme un acte de foi dans l’universalité de la raison humaine. Nous le rejoignons complètement. Abandonnons définitivement cette idée qu’un être pourrait être l’étalon des autres êtres, qu’une personne pourrait être le modèle auquel tous les autres devraient ressembler, que sa pensée devrait donner le sens à toutes les autres pensées. Et selon cette voie, il faudrait extraire les enfants du milieu qui ne pense pas vers le milieu qui pense bien, pour qu’ils soient reconnus et intégrés au groupe dominant. Oui, il y a là une différence de vue fondamentale sur ce qu’est un être humain, avec celle que nous défendons à Let-Know Café. Notre vue à nous, c’est que chaque être humain a la même capacité à raisonner, mais effectivement pas les mêmes chances, notamment au départ. On ne conteste pas la reproduction sociale, où un enfant né dans un milieu pauvre risque de rester pauvre lui-même. Mais la cause n’est pas un manque de compétence, un manque de capacité à penser, un manque de capacité tout court, mais un manque d’opportunité, de reconnaissance, de bienveillance, de fraternité et basiquement un manque d’argent. Un plan pauvreté qui vise à sortir de la pauvreté 8,8 millions d’individus (soit 1 Français sur 7) et qui n’aborde pas la question de la répartition des richesses, c’est assez curieux, pour ne pas dire suspect. Lutter contre la pauvreté, c’est, il nous semble, d’abord travailler à une répartition équitable du gâteau. Et plutôt que de classer les gens entre les capables et les incapables, selon les seuls critères de la personne qui vise à les classer, il serait plus proche du réel de reconnaître les humains comme tous absolument différents. Un État providence de la dignité et de l’émancipation, c’est un État qui accepte que chacun de ses concitoyens est fondamentalement autre que son voisin. Et c’est du fait de cette diversité-là que la politique est une nécessité absolue. C’est le cœur de la philosophie d’Hannah Arendt. Pour elle, la politique tient sa raison d’être du fait de la diversité, de la pluralité. Oui, il nous faut communiquer, discuter, construire le commun à partir de points de vue qui ne sont pas les mêmes, d’intérêts qui ne sont pas les mêmes, d’objectifs qui ne sont pas les mêmes. Et il nous faut concilier ces points de vue, ces intérêts, ces objectifs différents, afin d’assurer la tâche et la fin de la politique : « garantir la sécurité de la vie au sens le plus large » (ARENDT, [1993] 2014, p. 171). On rejoint là le concept de « politique de soin » que nous travaillons à Let-Know Café[1]. Si tous les êtres humains étaient les mêmes, nous n’aurions pas besoin de politique, comme les fourmis, les abeilles, les troupeaux de biches, n’en ont probablement pas besoin. La politique de soin, ce n’est pas la politique de l’étalon, ce n’est pas s’évertuer à penser qu’un seul peut savoir ce qui est bon pour tous les autres. La politique de soin, c’est travailler à l’organisation d’une vraie démocratie où chacun pourra amener sa part à l’organisation commune. Cet espace politique se crée dans la volonté de libérer les citoyens des contraintes matérielles (et pas leurs seuls enfants) en instaurant ainsi l’égalité entre tous. Alors seulement, il sera possible de décider des critères de répartition des ressources dont nous disposons. Et chacun aura les mêmes opportunités d’être au monde.
ARENDT Hannah. 2014 [1993]. Qu’est-ce que la politique ? Paris : Éditions du Seuil. 307 p. [1] http://letknowcafe.org/les-rencontres/la_republique