
La médecine des mythes
Jean Faya
Automne 2025
Let-Know Café est un institut de recherche anthropologique et il est bon parfois de retourner à la source. L’anthropologie tient son cœur dans l’étude des mythes, ces récits fabuleux aux personnages merveilleux, humains, divins ou titanesques. Si les descriptions mythiques ne sont pas historiques, elles ne sont pas pour autant dépourvues d’une base réelle. Elles sont le lieu de l’expression d’importances philosophiques. Le mythe présente la façon dont le groupe qui s’y réfère pense la création du monde, les événements des temps premiers, les grandes règles de vie entre les êtres, la dimension sacrée qui structurent aussi la vie présente. Les Grecs opposaient le logos au mythos. Le logos est ce dont on peut rendre compte rationnellement, ce qui est objectif et commun à tous. Le mythos est tout ce qui s’adresse à l’imagination, ce qui possède en lui une vérité intrinsèque qui n’a pas besoin d’être vérifiée. Notre projet de recherche sollicite la poésie pour soigner précisément, car elle est aussi cette langue de l’imaginaire. Et le mythe lui-même base souvent son expression sur la poésie. La poésie mythique nous véhicule dans ce que peut être notre existence dans son sens le plus large : c’est la fonction de la poésie et la fonction du mythe.
Alors dans la jachère estivale, j’ai décidé à l’occasion d’un voyage en Finlande, de revisiter mes sources académiques et je suis allé tel Héraclès à la Pythie de Delphes poser nos questions de recherche aux héros de la mythologie, un de la mythologie grecque et un de la mythologie finlandaise, bien calé entre nord et sud !
Orphée est un homme qui a tout d’un dieu. Il est poète et musicien. Ovide le romain, dans les Métamorphoses raconte son histoire grecque. Elle est bien connue : Eurydice, son amoureuse, perd la vie mordue à la cheville par un serpent, le jour de leur mariage. Orphée accablé par la douleur, guidé par la magie de la parole et de sa lyre, brave les lois de la nature et l’ordre des choses. Il descend aux enfers et demande à Hadès et Perséphone de le laisser partir du monde des morts avec sa bien-aimée. Les dieux acceptent à condition que tout le long du chemin, il ne se retourne pas pour voir Eurydice avant la sortie des enfers. Ainsi va l’accompagnement d’Eurydice par Orphée : il lui prête sa voix, la tire hors de l’enfer dans le silence. Eurydice est la voix tue, la voix morte, la voix étouffée, celle dont l’existant en souffrance fait l’expérience mortifère. Jean-Marc Ghitti nous le dit ainsi dans son livre L’homme lyrique, Orphée est un modèle thérapeutique (p.157). Mais Orphée impatient et inquiet, se retournera et perdra une deuxième fois Eurydice. Après quelques jours de larmes, Ovide nous raconte la suite de son histoire, moins connue, celle où il transforme sa souffrance en poésie et en capacité à mouvoir l’univers : quand il joue de la lyre, il attire à lui les arbres, se fait comprendre des bêtes sauvages et même les rochers l’écoutent. Tous ceux-là aimaient visiblement Orphée à la vue de leurs désarrois au moment de sa propre mort. Lui était capable d’instaurer l’harmonie et restaurer l’âge d’or des premiers temps.
Waeinemoeinen est un dieu à taille humaine de la mythologie finlandaise. Las de l’obscurité après de longues années passées dans le ventre de sa mère, il crée une fois venu au monde, la lune, le soleil et les étoiles. Puis il crée des îles, creuse des baies, façonne des bancs de sable. Un jour, il croise un arbre, un bouleau solitaire qui soupire et pleure d’être abandonné dans ce lieu à l’approche de l’hiver, et de la maltraitance des hommes qui l’été, arrachent son écorce et épuisent sa sève. Alors Waeinemoeinen le console et lui dit qu’il va changer sa douleur en joie et faire résonner harmonieusement ses rameaux. Avec les branches de l’arbre, il façonne une harpe, avec pour corde les six cheveux d’une jeune fille. Au son de cette harpe, les coteaux, les montagnes, les rocs, les vieux troncs d’arbres, l’aigle et les villageois s’inclinent et l’écoutent. Comme pour Orphée, une harmonie s’instaure et une loi de paix et d’amour prend naissance.
L’analogie des histoires mythiques d’Orphée et Waeinemoeinen est frappante : la capacité de chacun à prendre soin et à accompagner la personne (ou l’arbre) qui souffre semble le passage nécessaire pour devenir capable d’instaurer une vie harmonieuse et de poétiser de l’univers ? Comme si la capacité de prendre soin donnait une capacité politique ? C’est une des questions de recherche de Let-Know café.
GHITTI Jean-Marc (2017). L’homme lyrique. Essai sur le vocal. Auxerre, HD Essais, 199p.