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La politique de LKC

La politique de Let-Know Café

Jean FAYA

Automne 2024

Un jour, une patiente s’installe devant mon bureau, me regarde dubitative et me demande : « mais docteur, pourquoi vous intéressez-vous autant à la poésie ? » Pris de court pour élaborer une réponse digne, je bafouille : « parce que je pense que nous en avons besoin, non ? ». J’ai entendu dans sa question : mais pourquoi la poésie quand vous voyez tous les jours la détresse des malades, quand le monde lui-même est malade en cette période politiquement agitée. Pourquoi ce petit commerce d’une poésie révérencieuse ou désinvolte, hautaine ou gentillette, fluette et trop douce devant les besoins du monde ? C’est sûr que Let-Know Café s’amuse depuis sa création à cette candeur de façade, avec ses illustrations enfantines, son choix délibéré de parler du beau sans laisser de place à la laideur, avec cette animation bienveillante et discrète qui refuse obstinément le genre débat contradictoire au risque de passer pour des trouillards.

En réalité, Let-Know Café a depuis le départ toujours mis en regard dans sa recherche, la question de l’apport de la poésie pour le soin et les perceptives qui en découlent pour la question politique. Que peut apprendre le soin poétique au vivre ensemble ? Je m’aperçois que nos écrits engagés de départ deviennent plus rares au fil du temps, signe peut-être d’un arrachement au bazar, enfin. Ou plutôt d’un apaisement, fragile.

En fait, si nous tenons un peu à distance certaines noirceurs du monde, celles qui prennent ailleurs tout le champ, cela n’empêche pas le projet d’avoir un souci politique aigu, d’observer ce champ avec attention, de manifester une insatisfaction, pour ne pas dire une colère même si elle est contenue dans une juste place. Nous avons délégué cette tâche surtout à un de nos livres, l’Anthropologie des rires noirs, qui lui fait le travail, argumente notre rejet radical d’une grande part de la manière politique actuelle. Cette façon de considérer qu’un humain aurait plus d’importance qu’un autre humain, qu’un humain pourrait dans une légitimité incompréhensible, bénéficier de deux, dix, mille, dix mille fois plus des ressources disponibles qu’un autre humain, qu’un humain aurait une pensée, des idées plus légitimes qu’un autre humain. Rejeter radicalement cette façon de penser la politique comme l’art de faire de son point de vue le point de vue de tous, quand la politique devrait être l’art de faire vivre ensemble des individus fondamentalement différents, bien naturellement et souvent dans un désaccord dans leurs corps et dans leurs idées. Et l’on s’acharne à contrer les dires et les idées des autres quand on pourrait se dédier à offrir à l’autre ses propres idées en invitation à bien vivre. Et on y va à coup d’invectives, de dénigrements, de mépris quand ce n’est pas par la violence déchaînée de guerres imbéciles.

Alors oui, le soin peut enseigner la politique. La déontologie oblige le médecin à prendre soin de la même façon de la personne devant lui, quelle qu’elle soit, avec les mêmes moyens. Oui, quand quelqu’un s’installe autour de la table en chêne à Let-Know Café, il est libre de tout dire, d’être là peut-être en désaccord, mais sans jamais être contre-dit. Oui, nous avons besoin dans ces questions de la poésie. Nous ne sollicitons pas la poésie seulement pour le charme de ses vers, la consolation de ses métaphores, la joie de ses chants. Nous la sollicitions aussi pour sa gravité, pour l’inconfort total qu’elle propose parfois, son acharnement à défaire ce que nous croyons être la seule voie du réel, l’insurrection à laquelle elle nous invite à nous engager plus entièrement dans notre vie, dans un monde plus large de ses petites choses, cette injonction à devenir voyant. Oui, la poésie est pour certains dangereuse, car révolutionnaire : elle réveille le désir de vivre, elle invite à s’affranchir de nos limites, elle invite à la liberté libre de Rimbaud. Et cette révolution est aussi un soin, celui que nous mettons au travail.

Il me semble important, rarement et régulièrement, de redire notre lien concerné à la question politique. Mais il est tout aussi important de cantonner fermement ses laideurs pour ne pas contribuer à les faire exister, et laisser la voie à la chaleur d’une vie belle, contribuer à notre mesure à la faire être.

Parfois je me dis que notre vitrine n’est pas assez discrète. Mais la nuit, quand la rue de l’Annonciade est noire et semble d’un ton unique, la vitrine de Let-Know Café éclaire mystérieusement. Savoir éclairer mystérieusement, c’est pour cela, madame, que nous avons tant d’intérêt pour la poésie.

 

 

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