Le murmur des ombres
Lya Artur
Fevrier 2024
Comme chaque année à Let-know Café, nous attendons la venue du printemps, dont nous sentons déjà la germination discrète sous la cassure fraîche des écorces. Et comme chaque année, je m’attends au déploiement inouï de la vie dans les forêts alentours, ou dans une simple touffe d’herbe oubliée entre deux pavés bosselés; une vie irradiant de désir pour elle-même, miraculeusement taillée pour résister à l’enchaînement des saisons, à l’érosion du temps. Et tandis que tout un microcosme s’anime autour de nous dans un bourdonnement joyeux, je ne peux m’empêcher de songer au tableau de Claude Monet, Le printemps, récemment éclaboussé de soupe par deux militantes du collectif Riposte Alimentaire au musée des Beaux-arts de Lyon. Un geste symbolique qui vise à dénoncer la menace écologique, la fin programmée du printemps, du rêve, de l’éclosion artistique… Le sort politique réservé au tableau de Monet soulève un curieux paradoxe qui m’interpelle violemment : pour sauver la beauté, il faudrait donc souiller la beauté que l’on prétend admirer ? La détruire dans son essence comme un pur déchet ? Et, au lieu de redonner aux œuvres d’art la place qu’elles méritent, les invisibiliser encore plus qu’elles ne le sont déjà dans notre culture, en les couvrant d’un liquide poisseux qui les rejettera dans l’oubli de notre temps ?
J’ouvre le livre posthume de Christian Bobin que l’on m’a si gentiment offert, et tombe sur ces pages évoquant la virtuosité du pianiste Sokolov, la musique presque angélique qui répand des nappes de pureté dans la salle, de concert: « Les fleurs en plastique de l’intelligence raisonneuse. C’est de cette mort-là que Sokolov, par sa puissance, nous garde [1]»
Un instant, je pense à l’enfant qui gesticule dans mon ventre, et me concentre sur les tressaillements vigoureux de ses pieds dans la poche matricielle qui l’abrite encore. Je me demande quel monde nous allons lui laisser. Je ne pense pas au monde carbonisé par le réchauffement climatique qu’on nous promet depuis des lustres, ni aux guerres ravageuses qui bombardent nos écrans, mais au cynisme ambiant qui propage une vision si maléfique de l’Homme. Ayant tout laissé à l’état d’ébauche pour fabriquer un enfant cette année, j’ai eu le temps de flâner dans mon salon et d’écouter diverses émissions qui n’auraient pas effleuré mes oreilles dans d’autres circonstances, et je suis de plus en plus étonnée par les attaques virulentes qui sont portés contre l’espèce humaine dans des discours bouffis de ressentiment qui ne viennent éclairer qu’une seule version de nous-même, celle qui nous réduit à la méchanceté de nos actes, à la médiocrité de nos échecs …. Oui, je pouvais presque entendre les ricanements de la fatalité derrière ce dénigrement de l’humain, un grognement sournois qui viendrait nous répéter que « c’est trop tard », que nous sommes trop enfoncés dans notre perte pour sortir de cette noyade existentielle ! [2]
« Il n’y a qu’un crime », écrit Christiane Singer quelques semaines avant sa mort, « c’est de désespérer du monde. Nous sommes appelés à pleins poumons à faire neuf ce qui était vieux, à croire à la montée de la sève dans le vieux tronc de l’arbre de vie. Nous sommes appelés à renaître, à congédier en nous le vieillard amer. [3] »
Je ne sais pas si l’Homme, un jour, a jamais eu le sentiment d’être entier, indemne, d’avoir une condition facile. Il me semble que chaque époque a ses défis à relever, et que chaque défi nous a aussi permis d’affirmer quelque chose de notre puissance imaginative, de notre capacité à triompher de la laideur par la grandeur de l’amour, de l’art, par la rumeur de l’espérance. Le mépris que nous avons aujourd’hui des êtres humains -autrement dit de nous-mêmes -, largement diffusé sur les ondes de notre toile, me semble être une réponse si faible et décevante à tout ce qui nous préoccupe d’important, qu’il me parait urgent de restaurer en nous la confiance qui nous sauvera peut-être de cette désillusion complaisante. De nous rendre une densité, une dignité salutaire. De repoétiser notre existence. « La poétique est, par excellence, le lieu du sens. », nous dit Ali Ahmed Saïd Esber « Nous cheminons vers le sens dans la mesure où nous vivons en poète sur la terre, pour reprendre ce que disait Hölderlin. C’est pourquoi il y a une urgence poétique dans nos sociétés où la techno-science au lieu de poétiser le monde l’a déformé et enlaidi. Ses pratiques sont en train d’abimer non seulement la nature naturée, crée, extérieure, mais aussi la nature maturante, créatrice et intérieure. [4]»
Alors que j’écris ces mots, je repense à Etty Hillesum, cette jeune femme qui est parvenue à préserver sa foi en l’Homme tandis que le monde s’effondrait dans la folie du nazisme. La liberté intérieure qu’elle a réussi à préserver malgré les événements tragiques qui ont ébranlé son siècle est remarquable. Dans Le murmure, Christian Bobin mentionne également cette période trouble en évoquant Matisse et la beauté qu’il continuait à traquer dans les recoins les plus sombres de l’histoire : « Pendant que Dieu est poussé dans les chambres à gaz de la Seconde guerre mondiale, le peintre Matisse découpe des papiers colorés. C’est grâce aux éclairs de ses grands ciseaux que les ténèbres n’ont pas définitivement refermé leurs bras sur les humains. [5]»
Le monde nous confie sa fragilité, mais il nous confesse aussi sa beauté. Et si cela n’existait pas, si nous n’avions pas au cœur ces chants d’oiseau tapageurs, ces grappes de muguet rouge entre nos mains noueuses, les couleurs de Matisse ou les notes cristallines de Sokolov, ce je ne sais quoi de divin qui nous passe dans le sang, la vie serait impossible, sans écho.
Les poètes sont pour moi de grands enseignants, car ils s’inclinent toujours devant les merveilles qui nous renvoient à l’ignorance fondamentale, c’est-à-dire à l’ouverture de tous les possibles. Ils savent que le monde épouse la forme que nos yeux lui donnent et qu’il n’est pas une pure extériorité, car tout est imbriqué dans tout, puisque nous sommes dans un échange constant de flux organiques, philosophiques et poétique avec le vivant. « L’activité poétique est révolutionnaire par nature ; exercice spirituel, elle est une méthode de libération intérieure. La poésie révèle ce monde ; elle en crée un autre. [6]», écrit Octavio Paz. Ainsi, ce que nous choisissons d’incarner de notre propre beauté va redessiner notre rapport au monde, épurer notre présence, reformuler nos pensées. Et si nous décidons un jour de voir la mystérieuse intelligence qui se cache en chaque chose, en chacun de nous, nous pourrions peut-être nous rallier à elle pour résister au pessimisme alarmant de notre époque, et exalter l’inspiration qui nous manque pour cultiver ce qui nous est précieux.
Lya Artur
[1] Christian Bobin, Le murmure, p.59
[2] Je cite presque au hasard un des nombreux exemples qui m’ont frappée, dans une émission faisant intervenir un auteur de bandes dessinées sur le concept de nature, récemment inventé et inexistant dans d’autres civilisations. Pour sortir de la domination des Hommes sur la nature, l’auteur semble vouloir refusionner ces deux entités. Soit. Je tape donc son nom pour voir son travail et tombe directement sur cette image d’un enfant se promenant dans la forêt avec sa mère. « Maman, à quoi ça sert, la nature ? » demande l’enfant. « A rien mon chéri, tout comme toi ! » ….
[3] Christiane Singer, Derniers fragments d’un long voyage
[4] Ali Ahmed Saïd Esber
[5] Christian Bobin, Le murmure, p.73
[6] Octavio Paz, L’Arc et la lyre