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Soigner avec le cri qui vient de sous la glace

L'édito d'automne : Soigner avec le cri qui vient de sous la glace

Jean Faya

Septembre 2023

Un jour, sans crier gare, j’ouvre un livre de poésie. C’est le livre d’un des poètes que j’affectionne, ceux qui sont incompréhensibles à la première lecture, ou plutôt à la lecture sans effort. Non qu’ils le fassent exprès par envie de marquer leur savoir ou dans je ne sais quelle visée prétentieuse, mais bien parce que ceux-là parlent d’un autre monde ou d’un monde plus large que notre monde, des voyageurs en quelque sorte. J’ouvre donc l’ouvrage au hasard des pages. Je le pose sur mon bureau et je commence la lecture : « Parmi le sombre lierre, aux portes de la forêt, j’étais assis à l’heure juste où midi d’or visiteur de la source, descendait marche à marche les monts des Alpes. »* Je suis délicieusement saisi par la poésie de cette évocation et je poursuis la promenade au cœur de la montagne, le bourg des dieux comme l’appelle le poète. Je contemple l’argent des cimes. Je traverse les forêts frémissantes sous le vert joyeux. Je saute sur des rocs l’un par-dessus l’autre… Mais soudain, ce tableau idyllique est déchiré par un cri, qui vient de loin, de sous la glace du glacier de la montagne peut-être. Je m’approche et j’écoute. C’est le cri d’un adolescent, un cri d’une énergie incroyable, désespéré, l’énergie de celui qui veut être libéré, délivré de ses liens. J’aperçois à ses côtés son père et sa mère. Ils regardent leur enfant, très ennuyés. Ils ont pitié de sa détresse. Je comprends qu’ils sont des dieux : sa mère est la Terre et son père la foudre, Zeus probablement. Je vois aussi çà et là des femmes et des hommes, des promeneurs ou des travailleurs. Au son des cris, tous prennent la fuite tellement est impressionnante la colère de ce jeune qui semble se tordre dans sa contention. Alors le père et la mère poussés par leur pitié, libèrent l’adolescent, et celui-là libre, jaillit de sa source en direction de l’Asie. À le voir courir, ivre de joie, dans une flèche de lumière, voir des rives venir l’enserrer et l’étreindre, voir naître à son contact les forêts, champs de culture et les cités, je comprends que l’adolescent est un fleuve, et que ce fleuve est le noble Rhin, le frère du Rhône, qui traverse notre ville.

Ses parents, les dieux, l’ont écouté avec pitié. Mais ils n’ont fait que lui accorder audience, que recevoir cette rage, et sans porter intérêt sur l’origine, sur le pourquoi de l’entrave et de cette volonté d’être libéré, sur celui ou celle qui corrompit les liens d’amour de cet ado, entre ses mains devenues chaînes. Les dieux ont seulement autorisé l’enfant à surgir.

 

Les Hommes eux ont pris la fuite. Ils avaient sûrement peur. Et peut-être ne voulaient-ils pas entendre, ne pouvaient-ils pas entendre ? Peut-être n’avaient-ils jamais appris, ou avaient-ils oublié comment l’on peut aborder un caractère si terrible, une colère si puissante, comment on peut être face à une origine, dans quelle sorte d’écoute ? Sûrement une écoute qui tient ferme sa place et cherche à voir l’autre tel qu’il est.

Il est dans le poème une troisième personne, intermédiaire entre hommes et dieux. Oui, un médiateur en quelque sorte. Une personne qui sait prêter l’oreille, porter son intérêt sur la source, ressentir, juste de sens et tenir ferme dans ce sens. Il sait reconnaître l’adolescent comme un être original et souverain. Il sait par l’écoute qu’il instaure rendre possible un entretien, l’opportunité d’un monde commun. L’écoute qui tient ferme, qui entend et qui fait jaillir l’être entier par son origine est ce que vous voulons nommer l’écoute poétisante. La troisième personne du poème est le poète.

 

Un soignant poète n’est pas selon moi un homme arborant une marguerite à son chapeau et un stéthoscope rose en tour de cou, proposant aux malades l’harmonie de sa lyre pour accompagner des vers fleuris, prenant le risque de finir bâillonné et suspendu à la branche d’un arbre comme le barde Assurancetourix. Le « soignant poète » est comme la contraction de l’expression « le soignant qui vise une façon de soigner inspirée par la façon d’aborder le monde que proposent certains poètes ». Cela demande de la modestie, du retrait, de la discrétion. Cela demande à ne pas se prendre pour un dieu tout en assumant pleinement son humanité et cela sans en avoir peur.

 

La relation thérapeutique poétique que nous travaillons à définir, se base sur cette écoute poétisante, qui ne prend pas pitié, qui n’abandonne pas l’origine, soit ce qu’est l’autre fondamentalement, entravé, mais dans l’élan de surgir. Elle lui accorde son mystère. Elle lui garantit la liberté. L’écoute poétisante n’est pas non plus celle qui met à distance, qui reste dans une pensée quotidienne, qui ne connaît que ce qui a quitté la source, et non la source elle-même. L’écoute poétisante est celle qui pâtit et compatit, tenant tête au caractère difficile de la situation. Elle reconnaît un être original comme un souverain qui doit régner. Elle cherche le dialogue pour vivre la réciprocité qu’appelle le lieu d’une vraie rencontre, dans une chair commune. L’écoute poétisante fait jaillir, mais accompagne le surgissement, entend l’élan qui pousse à ce surgir, mais en équilibre le bond. L’écoute poétisante prend et donne le soin.

De sous la glace.

 

Voilà un exemple de comment la poésie du poète peut enseigner le soin du soignant. C’est le travail de Let-Know Café.

 

Jean Faya

 

*Le Rhin de Friedrich Hölderlin

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