Édito d'automne : Un fil rouge, un fil bleu. La lumière de l’automne (audio)
Jean Faya
Automne 2021
Et voilà une nouvelle saison qui débute pour Let-Know Café. Notre institut, à huit années de sa naissance, donne l’impression d’un début de maturité même s’il garde précieusement son regard d’enfant. Notre trajet de recherche anthropologique sur le soin va toujours plus vers le cœur de nos premières intuitions. Il reste anthropologique dans la mesure où il vise à produire du savoir sur la réalité humaine, même si notre anthropologie est, on le confesse, assez défroquée d’un certain académisme. Le soin demeure bien sûr notre préoccupation centrale pour élucider ce que soigner veut dire et contribuer à mieux prendre soin.
Nos premières intuitions, ce sont celles qui invitent comme une urgence, à quitter les autoroutes de la pensée pour explorer d’autres sentiers plus sauvages, mais plus proches de ce que nous sommes, plus sinueux, mais plus riches de possibilités, plus difficiles pour l’étranger, mais plus enchantés pour celui qui s’y risque. L’intuition de départ, c’est que la poésie peut être le guide qui montre cette voie, et que le poète peut nous aider à changer notre regard pour mieux voir et pour mieux soigner. C’est le fil rouge de Let-Know Café.
On reconnaît que faire appel à la poésie pour soigner, cela peut paraître saugrenu. Comme il serait saugrenu d’espérer les guérisons par la déclamation de vers, par la quête d’une esthétique littéraire ou l’invocation de vieilles dentelles. En fait, à Let-Know Café, quand on appelle à la rescousse la poésie, on ne parle pas de cela. Ici, on sait que le monde, la réalité, les patients, sont toujours bien plus vastes que le simple rayon que nous sommes en capacité d’explorer ou d’investir. Le savoir ne doit pas être un savoir arrêté et naïf, un savoir qui croit que la petite parcelle qu’il arrive à formaliser est l’entièreté des choses. Le savoir sur les choses doit naître d’une conscience « éclatée » au monde, celle qui a la capacité de s’ouvrir au plus large champ et d’expliciter cette ouverture à l’être. Expliciter l’ouverture à l’être, c’est la capacité du langage des poètes. C’est, à notre sens, le rôle de la poésie.
Le regard poétique sur l’individu qui nécessite un soin est celui de cette présence accrue aux choses, celui qui voit autrement et plus largement la personne que la manière de notre culture, celui qui se découvre du bavardage quotidien. Il permet ce pas de côté que nous visons, propose une complémentarité avec les façons de faire de nos habitudes.
Pour éclairer, à un fil rouge, on associe souvent un fil bleu. Notre fil bleu, c’est la phénoménologie, ce courant de la philosophie qui nous enseigne qu’en fait, seul apparaît ce que le patient veut bien nous offrir, ce qui suggère dans le même temps son être-caché, la part invisible qui ne nous sera probablement jamais accessible. Et la part visible n’est pas pour autant la réalité, elle ne vaut que pour celui qui la voit, par la façon dont sa conscience s’inscrit dans la situation de soin, par la façon dont il vise les choses, par l’intention qu’il met à soigner. Malgré cette difficulté, on ne peut pour autant délaisser cet arrière-plan des personnes, au risque de passer à côté de nos patients, au risque d’inventer un soin inapproprié quand il ne sera pas délétère. Il faut donc rendre les perspectives au monde et aux êtres, leur accorder leur volume, une chair, leur mystère.
Nous suivons là bien des penseurs, les présocratiques grecs, des philosophes contemporains comme Husserl, Merleau-Ponty, Arendt, Heidegger, et des poètes comme Hölderlin, Novalis, Rilke, Char, Bonnefoy, Jaccottet, Bobin. Cette équipe formidable accompagne notre projet, avance que cette voie phénoménale de la poésie est la voie la plus sûre vers le réel, celle que l’on pense complémentaire à notre science biomédicale. Et tout à fait entre nous, on pense même qu’elle subordonne la vérité scientifique. Elle est de toute façon un sage contrepoids à la promotion du contrôle absolu, à la maîtrise technique et rationnelle de tout ce qui est, au règne des concepts, à l’illusion autant vaine que dévastatrice que tout est explicable, intelligible et disponible. En cela, Let-Know Café est aussi un projet d’émancipation, de la pensée autant que du soin. Et par cette porte qui s’ouvre sur un si vaste champ, si le monde y retrouve ses perspectives, le soignant lui trouve des possibilités.
Nous interrogerons de la même façon lors des rencontres de cette année, au-delà de la relation thérapeutique, la question politique. À quoi ressemblerait une république guidée par ce regard poétique ? Et pas d’inquiétude, nous irons aussi dans la pratique et parlerons de méthode, avec un cycle de rencontres où nous inviterons praticiens et théoriciens à parler du soin guidé par la phénoménologie, celui qui vise à interroger la psychiatrie classique.
C’est à cela que Lya et moi-même vous convions cette année à Let-Know Café,
« L’esprit libre de la science ».
Jean Faya, cogérant avec Lya Artur