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Socrate et les patients pénibles

Jean Faya

2019

Patricia T. : « Docteur, je ne vais pas bien. J’ai encore eu des migraines toute la journée, des nausées aussi. J’ai des douleurs dans la poitrine. Je suis confuse. Je suis un peu moins fatiguée peut-être, mais j’ai toujours du mal à faire les choses, à me concentrer. J’ai fait des recherches au sujet de mon intoxication suite aux émanations de plomb de l’atelier de la vitrailliste d’en dessous. Il faut que je voie un neurologue, un cardiologue et un pneumologue. L’imprégnation chronique au plomb et la fumée associée peuvent entraîner des lésions neurologiques, cardiaques et pulmonaires. J’ai trouvé plusieurs articles sur le sujet, et la thèse d’un neurologue à Paris. Cela pourrait expliquer ce qui ne va pas aussi chez mon ami. Et que pensez-vous de mes analyses de sang ? La vitesse de sédimentation est augmentée et les leucocytes aussi. »


Lucas M. fait une petite moue : « Ces anomalies ne sont pas bien spécifiques. Cela peut être dû au fait que vous fumez. Vous savez, je ne suis pas sûr que ce soit nécessaire de faire tous ces courriers aux spécialistes. On n’a rien d’objectif dans votre histoire. Vous êtes loin de la source d’émanation du plomb. Le plancher vous sépare de l’atelier. On n’a pas de chiffre de relevé technique. Les dosages sanguins étaient négatifs quand vous êtes allée aux urgences. Je ne dis pas que vous n’avez pas été intoxiquée, mais s’il y a des lésions, elles sont probablement minimes, et les collègues ou les examens complémentaires ne retrouveront rien. » Il semble important à Lucas de ramener Patricia à la raison et de ne pas l’encourager dans une voie sans issue où elle sera déçue, se perdra. Il sait qu’il va tendre par ces mots la situation, et il regarde Patricia avec un peu d’appréhension. Il fait bien, car elle se fige. Elle se glace même.


Patricia est une femme de 33 ans. Elle est d’une façon générale tout à fait menue. Sa peau est presque blanche. Elle garde quelque chose de l’adolescente, sauf la vivacité et cette vigilance nerveuse qui feraient plutôt penser à un oiseau. Son regard fixe Lucas. Elle a des yeux sombres, profonds, d’une étrange ténacité, qui tiennent littéralement le médecin, presque brutalement, l’immobilise comme si elle serrait ses mains autour de son cou. Elle lance à Lucas d’une voix tremblante et prise par l’émotion : « Surtout, ne vous vexez pas. Mais vous savez ou vous ne savez pas ? Vous avez déjà eu des cours ou appris des choses sur l’intoxication chronique au plomb ? Vous avez pris le temps de faire des recherches ? » Elle s’emporte, se met à hurler même. Ses yeux qui maintiennent toujours leur étreinte se remplissent de larmes. Elle évoque son errance médicale, tous ces médecins qu’elle a vus, qui toujours la regardent de haut, sans la prendre au sérieux quand ils ne la considèrent pas comme une folle. En fait ils ne comprennent rien, hurle-t-elle, ils ne voient rien. Ils sont assis là sur leurs pseudos connaissances. « Vous les médecins, il faut un peu sortir de votre zone de confort ! » Le silence se fait. Son regard lâche celui du Lucas. Elle baisse son visage dans ses mains et se met à pleurer. Entre deux sanglots, elle s’excuse de son emportement.

Lucas accuse le coup et tente de faire bonne figure. Il est troublé. Ses mains tremblent un peu. Un léger mal de tête s’installe et le gène pour se reprendre. Il lui traverse l’esprit qu’il pourrait s’énerver à son tour. Magnanime envers lui-même, il pourrait lui dire de partir, d’aller voir ailleurs, de trouver un autre médecin. Mais il se reprend, non sans peine : « Vous avez peut-être raison. Ce que vous allez faire, si vous en êtes d’accord, c’est mettre toute votre histoire par écrit sur une ou deux pages. Cela m’aidera pour la suite, pour les courriers. Je vous ferai la lettre pour les spécialistes. De mon côté, je vais tenter de me documenter sur l’intoxication chronique aux émanations de plomb. Revoyons-nous régulièrement et avançons ainsi. » Ils se quittent, tous les deux tristes et chamboulés.


Patricia fait partie à ce moment et depuis les quelques années qu’il la connaît, de la liste des patients pénibles de Lucas. Il aime à se les énumérer et à les mettre en perspective avec la liste des patients faciles. Il s’amuse à désigner ses champions : le plus pénible, et le plus facile. À pas loin de 50 ans, et après presque 20 ans d’exercice, une petite voix lui dit que c’est vers ces patients pénibles qu’il faut focaliser son intérêt. Il sent qu’il y a là des clefs pour mieux soigner, ou pour mieux comprendre les drôles de zèbres qui défilent métronomiques, dans son cabinet. Mieux soigner reste la finalité de son travail, tout en se demandant s’il en sera toujours ainsi, si un jour il lâchera l’affaire, laissera son cerveau tranquille battre en retraite. Mais ce temps-là n’est pas celui d’aujourd’hui. Pour Lucas, un patient pénible est certes souvent irritant, mais il est surtout celui qui donne de la peine. Et cette peine est une voie à double sens. Elle le met lui en difficulté dans des consultations qu’il appréhende dès le moment où il voit le nom d’un pénible arriver sur son agenda. Le pénible lui demande plus d’effort, plus de maîtrise, et souvent plus de temps lorsque vingt minutes y sont automatiquement dédiées. Un patient pénible peut être par ailleurs sympathique. L’un n’empêche pas l’autre. C’est d’ailleurs le cas de Patricia. Mais oui, impossible de le dire autrement, un patient pénible donne de la peine. Mais le patient pénible fait aussi de la peine à Lucas, il voit bien ses difficultés, ses souffrances, une sorte d’étrangeté, une inadéquation difficile. Lucas le perçoit. Il y a là une porte prête à ouvrir le champ sur la relation thérapeutique, et sur les relations en général.


Lucas M. est friand de sciences humaines. Il les a étudiées et lit encore beaucoup. Il parcourt en ce moment dans ses trajets sur les chemins des quais du Rhône et du Parc de la Tête d’Or, le livre de François Roustang « Les secrets de Socrate pour changer de vie ». Il découvre en page 60, dans un chapitre intitulé l’Homme de Thrace, la rencontre de Socrate avec le jeune et beau Charmide, racontée par Platon dans le dialogue du même nom. Socrate se rend au gymnase, sensible aux charmes des jeunes hommes qui s’y trouvent. Il repère Charmide qu’on lui présente sous prétexte que celui-ci a mal à la tête et que Socrate connaît un remède qui pourra le soulager. Charmide l’interroge sur cette thérapie. Socrate lui explique qu’à l’occasion des campagnes militaires auxquelles il a dû participer comme tous les hommes de la cité, il a rencontré un médecin thrace, disciple du Dieu Zalmoxis. C’est ainsi qu’il serait devenu chaman, selon ses dires, enfin, selon ceux rapportés par Platon. Notons que le lien entre le Dieu Zalmoxis et le chamanisme est très discuté par les spécialistes. Mais peu importe. Socrate dit à Charmide que le remède pour son mal de tête est une plante à laquelle s’ajoute une incantation, et que « l’incantation jointe au remède le rendait souverain, mais que sans elle, il n’opérait pas » (p.69). Il s’ensuit entre les deux hommes un échange autour de ce qu’est la sagesse. Socrate comme à son habitude, contredit systématiquement les avancées du pauvre et grec Charmide, qui bien vite en perd son latin. On perçoit progressivement au fur et à mesure du dialogue, que les incantations auxquelles Charmide doit se soumettre s’il désire guérir de son mal de tête et devenir sage, ne sont pas en fait des chants magiques rapportés de lointaines contrées, mais les réfutations systématiques que Socrate lui administre. Socrate semble vouloir montrer que la sagesse consiste pour celui qui a été soumis à la réfutation, à reconnaître son ignorance. L’incantation du chaman ou la réfutation de Socrate engourdissent l’interlocuteur et le mettent à la merci de celui qui tient le discours. Pour Platon, Socrate est une torpille qui paralyse celui qu’il pique.


Le torpilleur poursuit : « Supposons effectivement à la sagesse […] toute l’autorité possible sur nous, tout acte alors ne s’accomplirait-il pas en conformité avec les divers savoirs ? Point d’homme pour nous abuser, en se prétendant capitaine de navire, quand il ne l’est pas ! Point de médecin, point de général, personne nulle part, pour faire mine, sans que nous nous en apercevions, de savoir ce qu’il ne sait pas ! Le résultat d’un semblable état de choses n’est-il pas pour nous une bonne santé physique, supérieure à celle de maintenant ? Le salut, mieux assuré, dans les périls de la mer ou dans ceux de la guerre ? Nos ustensiles, l’ensemble de notre habillement et de notre chaussure, tous nos biens, quantité de choses encore, tout cela ouvré comme le veut chaque art, du fait que nous recourons à des professionnels authentiques. (p.81) »


Et puis Socrate rêve d’une cité où la sagesse maintiendrait chaque garant de la compétence de chaque art dans ses murs et ainsi la ville serait libérée en chaque art, de la fausseté et en quelque sorte de la contrefaçon. La sagesse n’est donc pas un savoir distinct qui viendrait s’ajouter aux savoirs particuliers, mais seulement la force et l’intelligence de la justesse, le secret et la puissance du bien agir. À quoi serait liée cette bienfaisance ? Sans aucun doute pour Socrate à l’ignorance (p.82). Et il ajoute que si le médecin qui donne un remède agit avec sagesse, il ne sait pas pour autant si son remède sera efficace ou pas. Plus largement, l’efficacité heureuse d’une action échappe au savoir de l’artisan : la sagesse est pour un artisan dans la cité, l’ignorance de sa sagesse et de l’efficacité de son art (p.84).


En quittant son cabinet un vendredi soir, Lucas M. marche comme un automate vers le métro, les sens tous endoloris par sa semaine de travail. Il est 20h30 et il croise une jeunesse agglutinée aux terrasses des cafés de la place des Terreaux lui semblant à mille lieues de son état mental. Lucas M. pense aux patients pénibles, à sa conversation avec Patricia et aux dialogues antiques. Il se dit qu’il est Charmide. Et que Patricia T. est Socrate. Les rôles sont en fait à l’inverse de ce que ce texte présente au départ. La patiente devient le chaman, et le médecin celui qui doit être soigné. Patricia T. immobilise les pensées de Lucas par la réfutation brutale de son savoir, et par son invitation à sortir de sa zone de confort. Patricia T. invite Lucas M. à prendre connaissance de son ignorance. Lucas l’a reconnu d’ailleurs sans problème puisqu’il lui propose de se documenter. Patricia interroge le prétendu savoir de Lucas M. comme Socrate interroge jusqu’à la torture les prétentions du savoir athénien (p.85). L’un et l’autre acceptent au premier chef les frais de cette opération. Socrate finira condamné à boire la létale ciguë. Patricia est cantonnée à vivre isolée, dans un rôle de paria de la médecine et un peu au-delà. Mais Socrate, lui, ne cherche à convertir personne à son affection pour un désert de pensée, pour son « Ouden oïda ». Et Lucas M., le médecin empêtré dans la culture de la médecine moderne, où le docteur est celui qui sait et a autorité, sera-t-il capable de se rendre dans l’Ouden oïda ? « Le non-savoir est certes un passage vers d’autres savoirs et d’autres pratiques sans cesse à mettre à jour et à renouveler. Mais il est aussi un lieu et un milieu. Si l’on s’y place, on entre dans un perpétuel mouvement où s’échangent les perceptions qui viennent de partout à la fois et qui réclament des réactions intelligentes, mais jamais tout à fait adéquates. (p.14) » Ne pas savoir pour Socrate est l’exercice constant par lequel il va entrer en mouvement dans son milieu ambiant (p.17). Socrate ne savait pas et il avait raison d’en faire profession puisqu’il était primordial pour lui de se maintenir dans l’interrogation, de ne jamais sortir du questionnement, de ne jamais s’arrêter de chercher, comme si la solution n’existait pas, si ce n’est comme un leurre susceptible d’entretenir la recherche (p.24). Pour Socrate, la recherche aboutit au non-savoir, comme elle en provient.


« Pour perdre la tête sans la perdre, il [Socrate] doit se réfugier chez le savetier ou le tisserand, à la rigueur chez le médecin ou le pilote. C’est qu’il peut là éviter de discourir, se contentant de voir à l’œuvre un savoir qui ne se sait pas et qui cependant est la justesse du mouvement de la main, bien plus encore que des yeux. La sagesse qui n’a besoin que d’une parfaite mobilité du corps pour que le geste soit utile à la cité. Un savoir qui nourrit sa rectitude et sa compétence de ce qu’il ignore et qui par là rejoint la magie. Magie lorsqu’on ne sait plus et que l’on cherche plus à connaître comment opère la sagesse, où l’on sait que les raisons de son efficacité sont trop multiples pour ne pas échapper. Socrate qui ne sait plus, mais délire et qui rêve. (p.85) »


La chamane Patricia aux yeux sombres et tenaces n’a pas de plante, mais des incantations. Elle voit les choses et comprend ce que sait Lucas, et ce qu’il ne sait pas. Ses incantations sont des réfutations. Les réfutations de Patricia révèlent à Lucas son ignorance. Et prenant ainsi la mesure de son ignorance, Lucas peut devenir sage. Il perçoit que le patient pénible est pénible justement, car il le ramène inlassablement, comme Socrate avec les athéniens, dans ces lieux de non-savoirs. À cet endroit, Lucas est démuni et n’a juste aucune idée de ce qu’il peut faire, ou doit faire pour ce patient. Parfois, il ne sait même pas ce qu’il veut. Or Socrate nous dit que les choses sont précisément inverses. Baser son art sur le constat de son ignorance ouvre la voie vers l’efficacité heureuse, et peu importe si les raisons de celle-là sont plus ou moins compréhensibles. La conscience s’élargit. La perception aussi. Fort de son ignorance, le médecin n’a plus besoin de prétendre à savoir ce qu’il ne sait pas, et se libère de la contrefaçon. Il retrouve le sens de la justesse et d’autres voies dans un espace plus grand. Et accueilli dans ce nouvel espace, le patient pénible moins pénible donne moins de peine et fait moins de peine.


À la consultation suivante, Lucas M. dit à Patricia T. : « Je connais quelqu’un dont l’univers des soins est très différent du mien. Appelez-la de ma part. Rencontrez-la. Et revenez bien me dire comment cela s’est passé… Vous trouverez-là, j’en suis sûr, des façons d’aller mieux. »


ROUSTANG François (2011). Le secret de Socrate pour changer la vie. Paris : Odile Jacob-Poches-Psychologie, 237 p.

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