Duo narcotique
Jean Faya
2019
Un soir à Let-Know Café, nous avons invité un poète. C’était un très bon moment, où enfin, à force de parler de poésie, nous pouvions donner la parole à un de ses praticiens. Un poète professionnel, ce n’est pas si fréquent ! On lui a demandé ce qu’est la poésie. Il nous a répondu que le réel est fantasque et qu’il est seulement possible de dire ce que la poésie n’est pas. Il dit qu’elle se loge dans les friches, là où ça grouille d’initiatives, de foisonnements, de vivacité et de diversité des formes. La poésie interroge la charge émotionnelle des choses et le poète montre sa capacité à laisser aller les larmes. Et puis, nous avons échangé longuement sur un travail d’atelier d’écriture poétique avec des femmes âgées en situation de handicap physique et psychique. Un petit groupe d’intervenants de leur institution était présent. Il est évoqué les capacités de ces femmes à mettre à jour le besoin de redonner la parole, ce que ça fait quand on a le droit de dire ou quand on n’a pas le droit de dire. Des poèmes de ces femmes sont lus, impressionnants de beauté, de ce jaillissement du handicap qui ne montre plus de différence entre leurs écrits et ceux des plus grands de la poésie. L’émerveillement est total à Let-Know Café. Il est dit ensuite par le poète et les intervenants que tout ça n’est pas du soin, mais que pour autant, ce qui traverse psychiquement les personnes dans les ateliers n’est pas toujours de l’ordre de représentations très apaisées. Cela donne selon eux une image de la psyché dans laquelle elles se contiennent à ce moment-là, inviterait à une vigilance sur leur état. C’est aussi leur affaire de veiller sur la personne, de ne pas la déstabiliser par ce qui est là réactivé. Une femme autour de notre table en chêne dit que ce projet redonne finalement l’autonomie aux personnes, qui ainsi vont exister, renaître ou naître. Cela irait contre la disparition de l’individu.
Une narcotique de chez nous pose une question : « Moi j’ai une réaction, et peut-être une question un peu délicate. Tu disais que quand tu relisais les poèmes, c’était parfois le reflet de leurs turbulences intérieures qui invitait à une certaine vigilance sur l’état de la personne. Ma question c’est : est-ce que l’on peut porter un regard thérapeutique, c’est-à-dire d’analyse thérapeutique, sur un regard poétique ? Est-ce qu’il n‘y a pas un risque de pathologiser la création ? [Silence, puis petits rires] Est-ce sur le même plan ? Est-ce que l’on peut transposer cette création poétique sur le plan de l’analyse thérapeutique ? Est-ce de la même nature ? ». Il est dit en réponse par le poète et les intervenants, que l’on ne trouve pas une pathologie à la lecture de leurs poèmes, même qu’il peut y avoir par contre des indices. Quand certains poèmes deviennent vraiment noirs, sombres, durs, l’intervenante se dit que la personne retourne dans un cycle pathologique. Avec ou sans poème, la chose serait identifiée. « Et on n’est pas des psys, on a la même bienveillance dans et en dehors des ateliers. On est attentionné envers les personnes, leur fragilité, c’est notre métier. » Une autre dit que ce n’est pas forcément pathologiser que d’être à l’écoute, de recevoir des choses sombres et de s’en soucier.
Un narcotique de chez nous prend la parole : « C’est peut-être le mot pathologiser qui induit en erreur, parce qu’en fait, moi, sans parler à ta place, je n’ai pas compris la question de cette manière-là […]. À un moment donné, quand on est une personne qui n’est pas dans une institution, on peut effectivement exercer son expression, sa liberté et prendre ainsi des risques dont on est le seul responsable. Et quand on est dans une institution, même si j’entends bien que vous dégagez un oxygène, un espace d’expression, une authenticité, il n’y a pas de souci là-dessus, simplement, il y a une responsabilité institutionnelle. Cela induit une certaine forme de vigilance à avoir parce que les familles, l’Institution, les tuteurs, peuvent vous demander de rendre des comptes s’il y a quelque chose qui trouble. J’entends bien la question de cette manière-là. Ce n’est pas la question de l’art et le soin, c’est tellement noué qu’il n’y a pas à le dénouer. C’est plutôt la question, que l’art et le soin se passent dans un espace institutionnel qui demande à rendre des comptes. C’est ça le problème auquel sont confrontés les professionnels aujourd’hui. Il y a beaucoup d’entre eux qui n’y vont pas et qui auraient envie d’y aller, car ils prennent des risques par rapport à une institution qui demande des comptes. »
Il est répondu que oui, l’Institution qui porte là le projet soutient la parole des personnes, et que c’est vrai que ce n’est pas le cas partout. Tout le monde s’en accorde. Il est évoqué d’autres directions dans d’autres établissements, beaucoup moins motivées à suivre et soutenir ce genre d’initiatives, notamment dans le temps, dans le style « c’est du corps abimé donc on va tout mettre sur le sport ». Cela dépend des cultures d’établissements et de la personnalité de ceux qui les font.
La narcotique reprend la parole en réaction au narcotique : « Oui, je pense que tu as saisi une des dimensions de ma question, mais il y en a une autre, celle de la distinction entre l’Auteur avec un grand A et l’auteur avec un petit a, c’est-à-dire l’auteur en tant que personne avec son histoire (question très débattue en littérature), et l’auteur qui est en train d’écrire dans son jaillissement, immédiat, spontané, artistique, créatif, etc. Et pour moi, ça posait juste cette question-là de la confusion entre l’Auteur avec un grand A et l’auteur avec un petit a. Voilà, c’était pour ajouter cette précision-là. »
Il s’en suit un silence de dix secondes chrono, ce qui est assez rare, voir inédit dans nos soirées, que j’interromps en disant : « J’adore quand tout le monde est en silence [Rires]. C’est bon, c’est gagné, la soirée est réussie ! [Rires] » Et la soirée touche à sa fin.
Juste au-dessus des têtes, sur une balançoire pendue au plafond, Socrate voit la scène et jubile. Il se souvient d’un échange avec Ménon, où il fit tout pour mettre le pauvre homme dans le doute, l’amener à expérimenter le non-savoir. Cet échange est mis en valeur dans le livre de François Roustang, Le secret de Socrate pour changer la vie, dont le chapitre 8 s’intitule « Le narcotique », et évoque le « Ménon » de Platon.
Ménon dit :
« Socrate, j’avais appris à ouï-dire, avant même de te rencontrer, que tu ne faisais pas autre chose que trouver partout des difficultés et en faire trouver aux autres. En ce moment même, je le vois bien, par je ne sais quelle magie et quelles drogues, par tes incantations, tu m’as si bien ensorcelé que j’ai la tête remplie de doutes. J’ose te dire, si tu me permets une plaisanterie, que tu me parais ressembler tout à fait, par l’aspect et par tout le reste, à ce large poisson de mer qui s’appelle une torpille (narkè). Celle-ci engourdit (markan poeï) aussitôt quiconque s’approche et la touche ; tu m’as fait éprouver un effet semblable, tu m’as engourdi. Oui, je suis vraiment engourdi de corps et d’âme (agôge kai te psucken kai to soma narkô), et je suis incapable de te répondre. Cent fois, pourtant, j’ai fait des discours sur la vertu, devant les foules, et toujours, je crois, je m’en suis fort bien tiré. Mais aujourd’hui, impossible absolument de dire même ce qu’elle est ! Tu as bien raison, crois-moi, de ne vouloir ni naviguer ni voyager hors d’ici : dans une ville étrangère avec une pareille conduite, tu ne serais pas long à être arrêté comme sorcier (80 a-b) ». (p.154)
Socrate est une torpille, à la façon des deux narcotiques de Let-Know Café. La plus grande espèce des torpilles, la Torpedo nobiliana ou torpille noire, peut peser jusqu’à 90 kg et délivrer des chocs électriques de 60 à 230 volts en dépassant les 30 ampères. Ces raies-là produisent donc de la bioélectricité et sont capables d’un potentiel électrochimique de membrane du même type que celui produit par toute cellule. Ce potentiel est amplifié chez cet animal par la grande concentration en canaux ioniques. Leur organe électrique agit comme une batterie qui peut se décharger sous forme d’impulsions. Le choc peut être envoyé dans le corps d’une proie pour l’assommer, la capturer et la manger plus facilement, ou bien dans le corps d’un prédateur pour s’en protéger. L’homme-torpille met son interlocuteur dans la torpeur. Par la confusion qui lui impose, il met l’autre en sommeil. Ménon dit : « Je suis véritablement narcotisé et d’âme et de corps. » (p.156). En conséquence, il ne peut plus répondre, alors qu’auparavant il faisait de beaux discours sur ces questions. Socrate et nos deux narcotiques font passer Ménon et les membres présents à notre soirée, d’un état de savoir à un état de non-savoir. Et nous faisons ensemble l’expérience de la fameuse ignorance socratique. Cette ignorance ne signifie pas que l’on ne sait rien sur quelque chose. Elle est d’un autre ordre que celle du savoir, sans être son contraire comme le précise François Roustang (p.156), un quelque chose qui passe mieux par la torpeur, la narcose et ses narcotiques, une sorte de transe pourrait-on dire. Cette expérience que nous propose Socrate et les narcotiques de Let-Know Café est la nature propre du savoir que nous visons : un engourdissement de l’esprit qui ouvre une frontière sur un champ, pas nécessairement plus vaste, mais bien différent, toujours un pays de l’être humain, alors peut-être éclairé de la lumière que l’on cherche, celle qui nous extrait des ombres que l’on vise à quitter. Les philosophes grecs parlaient de vertu pour qualifier cet endroit du « non-savoir », comme une intelligence. C’est un mot peu usité en sciences humaines, mais pourtant qui parle bien. La vertu de celui qui veut non pas savoir, mais bien savoir ! Et pour bien savoir comme pour bien faire la pâte à tarte, il faut toujours faire et refaire, toujours recommencer à user du rouleau, toujours commencer et recommencer à savoir, à penser.
« Socrate n’est donc pas quelqu’un qui sait et qui, lorsqu’il rencontre des interlocuteurs, fait semblant de ne pas savoir pour les inciter à chercher. Il est réellement celui qui ne sait pas ou, plus précisément encore, celui qui se situe au niveau du non-savoir, qui entre dans l’embarras et dans l’engourdissement, parce que c’est là le lieu de l’invention et du renouvellement de la pensée. Par exercice, il renonce au savoir établi, fût-ce par lui-même, pour que son savoir passe des moments successifs de l’apprentissage à la connaissance et à l’effectuation de la complexité, qui est achevée dans l’instant. Si Socrate repose inlassablement la même question, c’est que la recherche est pour lui quelque-chose qui n’a pas de fin, qui commence toujours et qui garde ainsi toujours sa force et sa fraîcheur. Le non-savoir est le secret de l’impromptu permanent des dialogues. Il est donc une expérience qui doit être entretenue et renouvelée et qui ne fait pas nombre soit avec l’ignorance, soit avec le savoir. »
François Roustang, p.157
Certains trop précipités pourraient interpréter les élans de notre duo narcotique comme une tendance à ramener la couverture à soi, à étaler sa propre confiture sur la tartine, un certain penchant pour l’autorité. Mais ces deux Socrate de la table en chêne sont ceux qui soufflent dans l’âme de Let-Know Café comme on gonfle d’hélium un ballon de baudruche, pour avoir le seul plaisir de voir l’autre enfin perdre pied, s’élever de son sol pour voler ou tomber selon, dans ce qu’il est. Il en va ainsi par chez nous !
ROUSTANG François (2011). Le secret de Socrate pour changer la vie. Paris : Odile Jacob-Poches-Psychologie, 237 p.