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visuel Des larmes contre de la chirurgie

Des larmes contre de la chirurgie

Jean Faya

2017

Kandam Comba est camerounaise. Elle a 45 ans. Elle est de petite taille, assez ronde, le corps arqué par l’histoire de sa vie. Jeune enfant, elle présenta un cancer de l’œil gauche, un rabdomyosarcome de l’orbite. Et miracle des liens franco-africains, une fois n’est pas coutume, un médecin français repéra l’enfant et proposa à sa famille de la faire venir en France pour soigner sa maladie. Kandam fut donc accueillie à Paris à l’âge de 6 ans, et elle bénéficia d’une chirurgie d’énucléation de l’œil et une radiothérapie associée. Elle retourna très vite en Afrique. Mais la radiothérapie continua son travail de sape bien au-delà des cellules cancéreuses, celles-ci heureusement définitivement grillées. La peau de la moitié haute de son corps gauche continua de s’abimer, tout comme l’intérieur de sa bouche, de ses dents, et de son conduit auditif. Kandam Comba décida de revenir en France bien des années plus tard en 2006, pour faire soigner ses douloureuses séquelles.


La rencontre avec Lucas M.

Kandam consulte un jour dans un service hospitalier dédié aux patients étrangers en attente de droits ouverts à l’assurance maladie. C’est là qu’elle rencontre Lucas M, médecin vacataire de la structure. Lucas a 30 ans, physique en quelque sorte inversé de celui de sa patiente : grand, mince, blanc. Il est médecin généraliste. Il évolue dans le milieu médico-associatif qui fait de sa spécialité, les publics étiquetés « précaires » ou « migrants ». Lucas est vite intrigué par cette femme à l’œil masqué par un bandeau, sorte de pirate d’une galère à la route visiblement très chaotique. Kandam parle de façon calme et posée. Son visage est un peu penché en avant et sur le côté gauche, suspendu au regard de son œil unique qui fixe celui qu’il vise d’une intensité énigmatique. Elle explique à Lucas son parcours, sa maladie, les symptômes qui font son quotidien et qui la rongent aussi. Comme le veut son rôle de soignant, Lucas tente de comprendre, de reprendre, et trop vite, d’expliquer pourquoi elle a tel ressenti ou telle sensation. Mais Kandam à chaque fois ne se laisse pas ainsi reformulée et dépossédée de son histoire par un étranger, fût-il docteur. Comment peut-il savoir ce qu’elle est ? Alors, elle reprend à son tour, montre son désaccord, rappelle que c’est son corps dont on parle et que c’est elle qui se connait : « Je sais ce que je vis. Je connais le mal dans mon corps, c’est une longue maladie. » Et la relation se noue ainsi. De réglage en réglage, chacun trouve progressivement sa place et s’installe face à l’autre. Lucas aime la façon qu’a cette femme de s’investir dans son soin, de réclamer plus de médicaments et de pommades que lui-même a l’idée d’en prescrire. Il essaie de la ramener à sa raison, et Kandam résiste. Elle dit que cette maladie l’use doucement, progresse, comme une sorte de bête, un monstre, qu’elle seule peut sentir. C’est la chose et Kandam doit lutter contre elle.


Lucas M. devient son médecin traitant. Et Madame Comba le consulte désormais dans son cabinet de médecine générale, en ville. Passent ainsi les mois, entre les plaintes de la patiente, les propos d’encouragement du médecin et les discussions autour de sa maladie. Il se crée un lien, une habitude, presque un rituel de négociation autour de l’ordonnance, quand d’autres prennent le thé ou jouent aux cartes. Kandam arrive avec une demande d’une quinzaine de produits. Elle s’assied au bureau de Lucas, face aux plantes vertes pour lesquelles elle peut avoir un petit commentaire. Elle énumère la liste comme on déballe une litanie. Lucas accentue la grimace au fur et à mesure que la liste s’allonge, sourire au coin des lèvres. Kandam aussi sourit. Elle sait qu’elle n’obtiendra pas tout, mais que Lucas lui, donnera un peu plus qu’il ne le voudrait. Le marchandage se poursuit jusqu’à l’accord, fixé au final en fonction des humeurs de l’un et de l’autre. Mais pris dans ce jeu-là, Lucas voit mal le reste de ce qui devrait constituer son travail. Il prend moins le temps pour l’examen clinique. Peut-être appréhende-t-il un peu le contact avec la bête : l’orbite vide et suintante derrière la compresse sous le cache-œil, l’aspect en crêpe bretonne de son conduit auditif, la peau brûlée et indurée de son cou qui va le long de la clavicule gauche, rétracté à tendre sa tête vers son épaule comme la corde d’un arc qui jamais ne sera libérée. Il est nettement plus agréable de jouer à son bureau au jeu des prescriptions. Et, sans que le médecin n’en prenne bien la mesure, l’état de santé de Kandam se dégrade. Les douleurs s’accentuent au niveau de son visage. La cavité vide de son orbite la démange en permanence. Les pansements se remplissent d’humeurs sales. La patiente confie plusieurs fois à Lucas qu’elle tente d’enlever le mal en grattant la paroi de la cavité avec une lame de rasoir. À chaque fois il se raidit et crie presque : « Il ne faut pas faire ça, vous n’allez qu’aggraver votre état !!», « Non », répond Kandam, toujours dans la maîtrise, « le mal part ainsi, c’est bon… ».


Les semaines passent encore, de création en création d’ordonnances, toujours négociées et toujours gigantesques. Le suintement de la cavité de son orbite vide se transforme doucement en un écoulement de liquide clair plus abondant. Lucas réalise qu’il est un peu mou. Il s’oblige à agir, à s’extraire de la torpeur qui l’aide à ne pas trop en faire, peut-être pas par négligence, mais peut-être par flemme, et surtout pour maîtriser le temps qui passe. Celui-là est l’ennemi numéro un de sa pratique, qui l’oblige à une lutte perpétuelle qu’il a en horreur, contre le chronomètre, pour ne pas être en retard, pour le respect de ses patients autant que pour se libérer à l’heure dite de son cabinet, et vaquer à ses autres activités, et retrouver sa famille. Ainsi dans un effort, il conseille à Kandam d’aller en parler au service de chirurgie maxillo-faciale où elle a déjà consulté plusieurs fois, et il prend le temps de résumer sa maladie et d’argumenter sa demande dans un courrier.


Les premières larmes pour une première chirurgie

Quelques jours plus tard, Kandam Comba revient s’assoir devant le bureau de Lucas. Sa mine est sombre. Elle n’est pas comme d’habitude. Elle semble ne plus être dans son phlegme ordinaire. Elle dit dans une voix étouffée par un sanglot : « Ils n’ont pas voulu m’écouter. Ils disent qu’on a fait déjà beaucoup pour moi. » Et Kandam se met à pleurer. Elle semble là perdre la maîtrise de la bête. Lucas est saisi. Après toutes ces années, c’est la première fois qu’il la voit ainsi, quand son style est plutôt fait de pudeur. Mais elle est dépassée par la souffrance de sa situation, et les larmes de son seul œil droit coulent sur sa joue. Lucas se sent mal. Son estomac se noue. Il est glacé, honteux. Il s’en veut de ne pas avoir pris la mesure de toute cette difficulté plus tôt. Alors il décroche son téléphone, la main mal assurée, et d’un ton de colère, secoue le spécialiste, avançant que la situation qu’il acceptait lui-même depuis des mois, est en fait inacceptable. Comment une patiente dans un tel état de souffrance n’est pas une patiente prioritaire ? L’équipe spécialisée accepte de revoir Kandam et de l’hospitaliser. Le premier bilan montre une perte de liquide céphalo-rachidien qui s’écoule dans l’orifice de son œil manquant par une brèche ostéoméningée. Elle est déshydratée. La fuite est du genre difficile à colmater du fait des séquelles de sa radiothérapie. Alors le chirurgien maxillo-facial s’associe au neurochirurgien. Et Kandam Comba sera opérée deux mois plus tard d’une chirurgie complexe qui fermera la brèche et recouvrira définitivement l’intégralité de son orbite par une plastie du fascia-lata doublée d’un lambeau de peau prélevé sur son front. Ainsi, par le don irrépressible de ses larmes, Kandam contraint Lucas à les recevoir. Et il les reçoit effectivement, et en pleine face, comme une gifle qui l’oblige à s’engager davantage dans le soin. Le corps qui pleure de Kandam constitue à ce moment une sorte de point qui rattache la conscience de Lucas avec la chose, le point de vue à partir duquel il peut davantage habiter la réalité de sa patiente et comprendre la réalité du monde de la malade. Il ne s’agit plus de se vivre dans une relation décentrée et facile, loin de la bête, proche de son bureau, de ses plantes vertes et du jeu des ordonnances, mais de l’affronter, de l’expérimenter avec le moins de filtre possible.


Il est un auteur, Edmund Husserl , qui peut là nous éclairer. Philosophe autrichien et fondateur de la phénoménologie, il a bien mis en valeur cette distinction capitale entre les corps physiques (Körper), qui sont localisables dans un espace objectif, et le corps vécu (Leib), qui crée autour de lui son propre espace, dont le tableau de Kandam et Lucas, est une manifestation exemplaire. Le corps est le trait d’union entre l’espace et l’esprit, et c’est grâce à cette médiation que les choses elles-mêmes nous apparaissent « en chair et en os ». Et c’est de cette distinction entre Kôrper et Leib qu’un autre auteur, Maurice Merleau-Ponty, est parti pour élaborer une conception de la chair, qui va un pas de plus, en unissant étroitement le corps, l’esprit et le monde . Les émotions de la patiente et de son médecin s’entremêlent autour de ce corps qui souffre et l’expérience de sa perception révèle que ce corps-là est à la fois voyant et visible, touchant et touché, sujet et objet. Le corps, selon l’auteur, « est cet étrange objet qui utilise ses propres parties comme symbolique générale du monde et par lequel en conséquence nous pouvons fréquenter ce monde, le « comprendre » et lui trouver une signification » .


Les deuxièmes larmes pour une deuxième chirurgie

Et le train-train du soin va reprendre ses droits. Les mois vont encore passer, et le jeu des prescriptions se poursuit. Kandam arrive à extorquer à Lucas foultitudes de crèmes, de pommades et autres produits pour la peau : antifongiques, antibiotiques, antiseptiques, émollients, hydratants. Il aimerait la voir chez elle, avec ses munitions, à choisir religieusement l’une d’elle, en patiente à la fois profane et à la fois experte, à décider quelle couche tentera d’étouffer un peu plus l’inconfort. Il est sûr qu’elle lutte chaque jour, peut-être même à chaque minute, contre cette chose, qui envahit sûrement toute sa vie. Elle doit scruter sa peau, écouter les douleurs, analyser les soubresauts de sa maladie.


Une nouvelle région entre doucement en crise. La peau de son cou, celle qui se tend comme une corde jusqu’à sa clavicule gauche, est de plus en plus rétractée, source de douleurs toujours plus vives. Elle souffre de plus en plus. Elle consulte Lucas et lui confie la situation. Lucas l’examine. Le tissu est dur comme un os. La peau a perdu toute sa couleur, et se retrouve blanche aux points les plus atteints comme si la zone avait perdue la vie. Au fil des jours, la chair se met à suinter, lacérée aussi par les colliers que porte Kandam. Elle ne veut pas les enlever. Lucas y voit une sorte de résistance, qui rappelle que malgré son corps arqué, elle est une personne comme les autres, qui aime à bien s’arranger.


La situation est cliniquement compliquée. Lucas pressent qu’il n’y a pas beaucoup de solutions thérapeutiques. Il hésite à confier la patiente à un dermatologue libéral. Mais l’affaire est si dense et il pense leurs consultations si expéditives. Alors Lucas propose à Kandam de venir au cabinet deux fois par semaine pour trouver ensemble une façon de faire des pansements, de protéger la plaie de la revendication des colliers, pour permettre à sa peau, si ce n’est de guérir, en tout cas de moins souffrir. Elle acquiesce avec plaisir et en semble soulagée. Et au fil des consultations, Lucas lui propose diverses plaques de pansements sophistiquées, adhésives ou non adhésives, à l’argent ou au silicone, entières ou découpées. Les jours passent ainsi. Kandam dit aller mieux même si rien ne semble au niveau de sa peau le montrer. Peut-être est-elle un peu plus souple. Sûrement que son collier ne charcute plus la zone blanche à chaque mouvement de ses pas. Les consultations pansements s’espacent. Kandam est aussi un peu lasse de traverser la ville deux fois par semaine pour se rendre au cabinet de Lucas. Après quelques semaines, toujours armée des meilleurs pansements sélectionnés, elle montre à nouveau la plaie de son cou à Lucas. Il s’est formé un petit pertuis qui suinte. Au mouvement, il semble que le petit cratère aspire et expire un liquide jaunâtre en alternance avec des bulles de pus. La région est plus inflammatoire. La douleur augmente encore. Kandam sent que la situation tourne mal. Elle pleure pour la deuxième fois, envahie par l’inquiétude, la chose semble gagner du terrain. Lucas est à nouveau pris, son estomac remonte, il se sent envahi d’une curieuse panique, mélange de la peur d’avoir mal fait, de mal faire et d’avoir abandonné la malade. Alors à nouveau, les larmes de Kandam l’obligent à agir. Il a travaillé récemment autour d’une autre maladie habitante d’un autre patient, avec une équipe chirurgie réparatrice et de reconstruction qui semble spécialisée dans les causes complexes. Il décroche son téléphone et obtient un rendez-vous avec le grand patron. La patiente est reçue quelques jours plus tard. Le chirurgien réfléchit, juge une éventuelle chirurgie bien compliquée. La fistule cervicale gauche sus-claviculaire est associée à une tuméfaction très dure contre le muscle sterno-cléido-mastoïdien. Elle a un retentissement sur le nerf spinal, le nerf cubital, et l’ensemble du plexus brachial. Il décide de prendre son temps. Il organise au départ lui aussi des séances de pansements presque quotidiennes au sein de son service, pansements au glucose. Stratégie originale que de donner du sucre à la plaie. Peut-être une sorte de piège à abeille pour coincer la bête. Après des semaines d’hésitation face à une chirurgie des plus délicates, l’équipe spécialisée décide d’attaquer ce cou et cette clavicule eux-mêmes gravement attaqués par l’ancienne radiothérapie. Ils s’y mettent là aussi à deux. Ils incisent la peau sur l’orifice fistuleux, dissèquent et sacrifient une partie du muscle sterno-cléido-mastoïdien, enlèvent tous les tissus calcifiés au contact de la clavicule, régularisent la zone remaniée de l’os. Là encore, le tout est recouvert d’un lambeau fait du muscle grand dorsal gauche. La chirurgie se passe plutôt bien, mais elle se complique d’une infection osseuse. Kandam passera plusieurs semaines hospitalisée, avec des quantités astronomiques d’antibiotiques diffusés par des kilomètres de tubulures. La peau reste ouverte. Mais la chance est de son côté et petit à petit, les bactéries cèdent du terrain et la plaie se referme. La patiente finit par sortir de l’hôpital.


Un soir, après avoir fermé à double tour la porte de son cabinet, Lucas prend le chemin de chez lui, marchant comme un automate, l’esprit fatigué par une trentaine de consultations habitées par de plus ou moins grosses choses. Il médite sur le fait qu’il trouve des solutions pour Kandam seulement quand elle en vient aux larmes. Elle donne ses larmes, il donne ses soins. Il se souvient d’un livre d’anthropologie de Marcel Mauss qui l’avait torturé un jour, le temps d’un trajet en TGV entre Marseille et Lyon, où il avait peiné à comprendre en deux heures de temps, à peine dix pages de ce bouquin plutôt hermétique au néophyte. Dans son Essai sur le don, l’auteur met en avant le fait que les sociétés dites « primitives » sont composées de phénomènes sociaux totaux où s’expriment toutes sortes d’institutions. Il se concentre sur « le caractère volontaire de ces prestations, apparemment libre et gratuit et cependant contraint et intéressé » . Mauss étudie la règle de droit et d’intérêt qui, dans les sociétés de Polynésie (Maori), Mélanésie (Trobriandais) et du Nord-Ouest Américain (Kwakiutl), fait que le présent reçu est obligatoirement rendu. Il démontre que tant le don initial que la contre prestation, ne procèdent pas du libre choix des acteurs mais obéissent à des contraintes fortes dont la transgression peut être dangereuse et mortelle. L’échange n’est pas un « donnant-donnant » mais au contraire, une combinaison de trois obligations : obligation de donner, obligation de recevoir, obligation de rendre. Kandam et Lucas sont eux, un archétype de ce fait social total. Être obligé à un moment de donner ses larmes. Ne pas avoir d’autre solution que de recevoir la souffrance de l’autre. Être contraint de donner du soin en retour. Alors chacun reste vivant. Les sentiments, les psychologies et les physiologies, s’accordent. Et aucun des édifices ne s’écroule. Il y là une mécanique de soin qui doit nous interroger, voire même nous mobiliser. Le soin comme lieu d’échange de choses, des identités, de mises en risque, de questions autour du sens et de nos ordres intérieurs.


Ce n’est pas sans émotion que Kandam Comba retrouve Lucas M. après son long séjour à l’hôpital. Il faut dire qu’ils se sont liés, ces deux-là. Ce n’est pas vraiment une amitié, encore moins un lien amoureux, mais bien un lien pourtant, un drôle de lien dont seul le cadre thérapeutique peut offrir l’expérience. Lucas est impatient d’examiner la plaie de Kandam pour se réjouir de son amélioration. Elle est contente, dit aller mieux. Lui l’examine et ne voit pas une bien grande différence avec la situation d’avant, même si le petit trou a disparu et les bulles de pus avec. La patiente semble quand même moins arquée, du fait d’un relâchement de la tension de la corde de son cou. Tout en scrutant ses lésions, il pense à sa lenteur, à cette façon que les contraintes de son travail et de sa vie font qu’il n’investit pas comme il le souhaiterait, les situations complexes. Il se sent mauvais soignant. Et Kandam elle, est heureuse. Elle lui dit « Ah vous docteur, j’ai de la chance avec vous, chaque fois que ça ne va pas, vous prenez le téléphone et tout de suite, il y a le bon rendez-vous. » Lucas M. regarde Kandam C., plongé dans un trou noir par cette analyse. Question de point de vue sur le monde sûrement, de don et de contre don peut-être.

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