Coup de cœur : Au palais Dés-Espoirs
Cathline FERMET-QUINET
2017
Cathline FERMET-QUINET Sexologue – Psychologue – 2017
Le néant était pour toi comme une blessure ; Tu l’as rafraîchis avec le monde ; Maintenant, il guérit doucement par-dessous nous.
Rainer Maria Rilke
Mardi soir. Ce soir, comme je l’ai fait déjà plusieurs fois ces dernières semaines, je participe à la « cantine » d’un squat de Lyon. C’est mon colocataire médecin qui m’a fait découvrir cet endroit. Aujourd’hui je suis accompagnée de Margot une collègue psychologue. Je veux lui montrer que le palais des espoirs existe. Avec Margot, nous sommes du côté de la poésie, entre la foi et la raison, c’est l’amour de l’autre que nous portons dans nos valeurs professionnelles. Nous aimons être en contact avec l’autre, sentir que le point de vie nous tenaille. Dans notre société, nous interrogeons souvent les personnes qui aident les autres. Nous cherchons à savoir pourquoi elles aident, nous leur reprochons des actes gratuits : « ils font ça pour se rassurer, pour leur ego, pour leur propre plaisir » et du coup, nous minimisons leur acte charitable. A contrario, il est très rare que nous demandions à quelqu’un pourquoi il n’aide pas, pourquoi il n’est pas empathique. Peu à peu, nous avons fait de l’égoïsme le caractère inné de l’Homme, et de l’altruisme est une vertu extraordinaire. Or, si nous nous appuyons sur les nombreuses recherches scientifiques et sociales sur l’être humain, il est sans commune mesure admis que l’Homme est avant tout un être social. Nous ne pouvons pas nous suffire à nous seul. Les difficultés à faire sa place dans une structure de soin, nous amènent souvent à nous décourager, à abandonner notre optimisme pour rejoindre la marée des pessimistes. Déçus, fatigués, en manque d’amour et d’humanité, nous accusons notre conscience d’utopisme, et nous préférons appeler « impossible » ce que nous n’avons pas réussi à réaliser, plutôt que d’accepter notre échec. L’attention, à défaut d’être utilisée pour aimer, pour « s’empathiser », est utilisée comme un outil de protection : attention aux transferts et contre-transferts, attention à sa posture professionnelle. Nous invoquons notre sens du réalisme contre ceux qui croient, nous participons à leur échec en les démotivant. Nous construisons des discours rigides, des règles, afin de nous protéger de la réalité, celle du mouvement, celle du changement, celle du possible, celle du vivre et faire ensemble malgré nos différences culturelles et sociales. Shakespeare nous posait la question : « être ou ne pas être ? », ce que nous souhaitons transmettre par cette expérience, Que je vais raconter ici,est un des moyens d’Être. Le squat est situé dans un garage abandonné. Une centaine de personnes vivent sur place. Dans la salle principale où se déroule le repas, des habitués et des habitants échangent des idées, ils discutent des activités qui pourraient être mises en place, de l’éducation des enfants, de la police, de drogue, de soirées. Je monte à l’étage présenter Margot à certains habitants avec qui nous discutons régulièrement : Pablo, Dimitri, et Barnabé. Ils ont chacun une histoire très différente, certains sont des réfugiés, d’autres des anti-systèmes. Pablo en a marre des gens ici, « ils cassent tout, et leurs enfants courent torse nu », Dimitri trouve « qu’on est plus libre ici, je fais ce que je veux, je vis dans la pauvreté mais je rencontre des gens qui m’inspirent ». Barnabé, lui, ne l’entend pas de cette oreille : « Dimitri il est fou, il dit ça et après il vient me demander des cigarettes. Tu vois ici, on est tellement de personnes, on a des vies différentes, moi ça me tue de savoir que lui il est Français ! Il peut avoir des aides et il peut aller à l’école, et moi non je ne peux rien faire, j’ai le droit à rien, j’aimerais vivre ailleurs. » Nous décidons de continuer notre conversation avec le reste des habitants à la cantine. Vali est le cuisinier du Palais. Il est Albanais et sa femme Maria est Roumaine, ils sont arrivés en France il y a quelques mois. Ils parlent très bien italien. Je ne parle pas Italien, Margot non plus. Mais à l’aide de gestes, de similitudes avec d’autres langues, nous arrivons à nous comprendre. Il suffit d’attention, pour que la communication naisse véritablement. Vali et Maria, m’ont invitée la semaine dernière à manger chez eux, entre deux draps tirés pour délimiter les espaces, nous avons partagé un excellent repas. Je présente au couple mon amie. Ravi de l’accueillir, Vali lui confectionne une assiette avec attention et lui fait signe de ne pas payer, « c’est pour lui ». Je demande de leurs nouvelles et nous échangeons quelques paroles sur la réalité de la procréation. Maria s’inquiète de ne plus pouvoir être enceinte, elle se demande si c’est normal à cinquante ans. Son statut de femme épouse et la maternité sont extrêmement liés dans sa culture. Nous nous asseyons, à table. Florian, Paul, Amanda et Claire évoquent les prochaines manifestations pour défendre un autre squat à visée culturelle, situé à Villeurbanne. Un brouhaha envahit la salle, les enfants courent autour de la table, ils viennent nous dire bonjour, ils nous montrent leurs dessins. Avec Margot et les autres, nous discutons de notre métier, de nos difficultés dans la vie et de nos centres d’intérêt. Chacun complète les idées des uns et des autres. Ici, ça grouille, ça frétille, ça vit, chacun passe de table en table pour discuter, aider à ranger, etc. Peu à peu, je m’évade. Je me laisse porter par ce méli-mélo de langues et de cultures. Ce mélange et cette diversité résonnent comme un tout. Les autres participent à mon bonheur, à mon état de rêverie. On se croirait dans un souk, la multitude des sons se transforme en une unité, le vacarme de l’humanité est là, sous mes yeux. Un groupe d’Albanais met fin à mes rêveries. L’un au piano cassé, l’autre à la guitare, ils se mettent à chanter, et du vacarme de l’humanité naît l’unité réelle. Le groupe s’enflamme, nous poussons les tables, nous nous mettons à danser, à tourner sur nous-mêmes, à chanter, crier, siffler, rigoler, applaudir. Nous fêtons ensemble ce repas. Un groupe hommes affichant clairement leur orientation homosexuelle, punk et underground, très excentrique, est assis juste à côté des Albanais qui se trémoussent sur la musique. D’un coup, un des hommes de ce groupe se met à danser, il marche sensuellement autour de la piste de danse. À quatre pattes, il imite le chat. J’entends derrière moi les rires des jeunes garçons de 20 ans « c’est un homo, c’est un homo », ils rigolent nerveusement, vraisemblablement surpris. Vali, notre cuisinier Albanais, se prête au jeu, il arrache sa chemise, et danse avec l’homme chat. Tout le monde les encercle. Des applaudissements se font entendre, des sifflements festifs envahissent la pièce, l’homme chat se laisse vivre, il danse, il danse sans s’arrêter. Chacun se laisse porter par son envie, chacun se met à danser. L’homme chat est retourné s’asseoir. Du coin de l’œil, j’aperçois les jeunes Albanais le féliciter et discuter. Nous continuons la fête. Vali, lui aussi est dans la poésie. II a mis l’amour devant les croyances, devant les préjugés, devant son ego et l’image qu’il renverrait à son groupe de pairs. Il a su discerner en l’homme chat, pourtant si éloigné de lui, ce qui néanmoins les liait. L’amour de l’autre et le respect ainsi éprouvés sont devenus une ouverture à la vie. Le squat s’est transformé en un espace de métamorphose et d’éveil, où chacun a pu être. Peu à peu, chacun rentre dans son repaire. Les enfants vont se coucher, les visiteurs rentrent chez eux. Nous restons là avec Margot, à discuter avec ce qui restent. Chacun raconte alors sa vie, ses angoisses, ses joies, ses envies. Nous écoutons attentivement pendant un long moment. Nous sommes là, à échanger, d’humain à humain. Nous nous servons de nos connaissances en psychologie pour les amener à réfléchir autrement, nous leur donnons les noms de structures qui peuvent les accompagner, nous parlons de leurs enfants, de leur famille, de la guerre pour certains. Chacun se livre avec respect. Écouter les blessures des autres, être touché par le monde, c’est être vivant. Nous aurions pu nous arrêter ainsi, après le moment festif que nous avions passé, mais ne pas vouloir sentir cette réalité terrible, ces parcours meurtris par le désespoir, la guerre, les violences, les drogues, c’est se fermer à l’amour, à l’humanité. Barnabé, nous propose de partager un dernier moment autour d’un peu d’herbe dans sa chambre. Il est 2 heures du matin. Silencieux nous partageons cet instant, nous savourons l’authenticité du moment. « C’était bien ce soir ? » nous lance Barnabé « oui, comme toujours Barnabé ». Nous restons là, tous ensemble, à nous regarder dans les yeux, sans mot mais heureux. Nous sommes apaisés. L’amour qui a inondé cette soirée a fait être ce qui auparavant n’était pas, il a engendré la beauté. Sur le chemin du retour, je sens que nous avons partagé l’expérience d’une rencontre sincère avec le monde du Palais des Espoirs. J’interroge Margot sur son opinion : « Alors ? » « Alors, c’est la première fois que j’ai l’impression de faire mon métier de psychologue. Si les autres savaient ça… » Que nous apprend cette soirée au Palais ? Que là où l’amour et la poésie fleurissent, libre du fléau du contrôle, il existe un moyen d’être. « L’amour est fou, d’une sage et visionnaire folie. Il se risque sans hésitation, dans l’immensité. Partout il bouleverse les codes. Nous en délivre. Il est plus grand que nos mesures. Il brûle la médiocrité de nos peurs, lève nos hésitations et défait nos armures. Partout, on cherche à l’éteindre. Mais son intensité est indomptable. » Fabrice Midal Nous cherchons tous à être libres. Dimitri veut être libre de l’emprise familiale, Pablo, libre de la société, Barnabé, libre de vivre et marcher sans crainte, Margot et moi, libres d’exercer notre profession avec empathie. Nous avons le sentiment d’être enfermés dans des cases, des stéréotypes, nous voulons nous délivrer. Nous délivrer de nous-même, de nos croyances, de nos peurs, nous voulons être pleinement humain. Nous cherchons désespérément à être libres pour nous sentir humains, alors qu’il suffit simplement d’être humain pour se sentir libre.