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visuel Je suis Kessie

C’est une après-midi calme comme le sont bon nombre d’après-midi. Les enfants jouent dans la cour de récréation des écoles, les travailleurs sont dans leurs ateliers, dans leurs champs, en réunion ou devant l’écran de leur ordinateur. Le quotidien suit son rythme. Rien ne laisse présager de ce qui va se passer. La journée est une belle journée de printemps. Le soleil baigne tout l’hémisphère nord d’une douce chaleur. Il fait bon vivre ainsi, commentent les personnes aux terrasses des cafés. Mais tout d’un coup, coup de tonnerre sur les réseaux sociaux, sur les pages d’accueil des écrans, sur les applis des téléphones et les diffuseurs médiatiques : « La jeune Kessie est morte, morte de vieillesse à 45 ans, comme ils le seront tous. » Stupeur ! Effarement ! Horreur !

 

Kessie est une jeune femme d’un pays presque au centre de l’Afrique, âgée de 45 ans. Kessie signifie, dans sa langue natale, la reine de beauté. Elle vit dans un petit village à 200 km au sud de la capitale. Un jour, Kessie, qui était sur une moto, s’est fait renverser par une voiture. Elle n’avait pas de casque, car le président, soucieux pour sa population, avait interdit aux motards d’en porter pour ne pas que les rebelles se dissimulent dessous. Kessie s’est alors blessée au visage : une petite plaie, mais bien souillée par de multiples brindilles. Sa fille aînée l’aide à nettoyer la blessure, mais cinq jours plus tard, Kessie se met à souffrir. Le pourtour de la plaie est rouge et son visage est enflé. Son mari préfère aller voir le guérisseur du quartier. Le centre de soin lui demanderait de l’argent, 250 francs CFA (38 centimes d’euros). C’est une somme accessible, mais par ces temps, mieux vaut être économe. Le guérisseur applique plantes et prières. Mais la plaie continue de s’aggraver. Kessie a de la fièvre. Elle est de plus en plus fatiguée. Les 250 francs CFA sont finalement déboursés pour le dispensaire. Le médecin lui remet des antibiotiques et lui demande de consulter rapidement à l’hôpital central de la capitale. Il faut selon lui opérer. Mais l’hôpital est à une grosse journée de route. Et qui s’occupera du foyer ? Où la famille trouvera-t-elle l’argent ? Kessie reste chez elle et meurt quinze jours après l’accident d’une septicémie. Le village organise la place mortuaire selon la tradition et les proches vont à la mort, comme ils disent, pour honorer la mémoire de la défunte pendant trois jours.

Au deuxième jour, passe là Paul, un journaliste français en reportage sur les traditions d’initiation en brousse. Il voit la cérémonie et demande à trois hommes qui palabrent assis sous le manguier de quoi Kessie est morte. Les trois hommes lui jettent un regard si étrange… Et l’un finit par dire : « Elle est morte de vieillesse. Elle avait 45 ans ». Paul reprend, interloqué : «De vieillesse à 45 ans ? » « Eh oui, nous, on a 50 ans » [à vivre], répond l’homme. Cette phrase fait l’effet d’un tel choc dans la tête du journaliste qu’il craint de perdre connaissance. Les trois hommes, à le voir ainsi, se mettent à rire d’un rire fort et sinistre. Le journaliste part trébuchant, presque en courant, et demande à son chauffeur de le ramener à son hôtel. Après plusieurs heures d’une route harassante, Paul arrive dans sa chambre. Il est dans un sale état. Il a envie de vomir. Ses mains tremblent. Son teint est blafard. Les rires lugubres des trois hommes résonnent encore dans sa tête, comme pour ne s’éteindre jamais. Mais pourquoi ont-ils ri ? Paul veut se ressaisir. Il doit reprendre ses esprits. Il ne peut taire la nouvelle dramatique. Il allume son ordinateur portable. Il tapote fébrilement sur son clavier.  Il balance l’info sur le net. Et quelques frottements de fibre optique plus tard, l’info arrive en France, dans tous les foyers et dans tous les bureaux. « La jeune Kessie est morte, morte de vieillesse à 45 ans, comme ils le seront tous. »

 

Les gens n’y croient pas. Ils sont frappés de sidération. Kessie est morte de vieillesse à 45 ans. Comment est-ce possible ? L’émotion est immense. Il règne une sorte de silence pesant dans toute la France, celui de la mort que l’on apprend, de la tristesse qui envahit. Il s’installe déjà une ambiance de deuil. La fin d’après-midi venue, chacun regagne son foyer pour échanger sur la nouvelle. D’autres se rassemblent déjà sur les places des centres-villes, et quelques mots griffonnés en vert, couleur de l’espoir, font leur apparition : « Je suis Kessie ». Espoir que malgré ce que prétend Paul le journaliste, il n’y ait pas d’autres jeunes qui mourront de vieillesse à 45 ans. Oui, nous sommes tous Kessie ! Tous nous aurions pu tomber de moto et être attaqué par une bactérie. Les médias relaient les premières images de ces regroupements spontanés aux affichettes vertes qui, vite, font le tour du monde. Sur la place mortuaire du village du pays presque au centre de l’Afrique, les trois hommes derrière l’écran de leur téléphone voient aussi les images de ces rassemblements et leurs rires sinistres redoublent. Et d’autres, agglutinés derrière d’autres téléphones, les rejoignent dans un rire qui se propage, contagieux. Et bientôt, c’est toute la place mortuaire du village qui rit d’un rire lugubre et puissant. Mais pourquoi rient-ils donc ?

Le lendemain, les médias montrent, partout dans le monde, des gens se réunir, arborant les mêmes petits écriteaux « Je suis Kessie » en signe de solidarité. Quelques analystes tentent des questions sur les plateaux télé : « Mais pourquoi des pays si riches en matières premières sont-ils si pauvres en matière de santé ? Et s’ils meurent à 50 ans, cela ne peut-il pas expliquer pourquoi certains tentent la mort en méditerranée ? Pour gagner 30 ans, ça vaut le coup, non ? » Ou encore : « Ne peut-on pas comprendre, là, la haine que d’autres éprouvent envers nous dans ce besoin de terroriser ? ». Mais bien vite, on leur demande de se taire. Le temps n’est pas à la polémique, mais au deuil et au recueillement, aux pancartes et aux rassemblements. Ce qui importe, c’est que Kessie est morte et qu’il faut honorer sa mémoire. Les professeurs dans les écoles, collèges et lycées tentent d’établir un temps de parole et de silence avec leurs élèves, parfois d’une voix peinant à masquer les sanglots. Une femme professeur de français dit à sa classe : « Je ne connaissais pas personnellement Kessie, mais pourtant sa mort me rend si triste. Elle avait mon âge. »

 

C’est justement à ce moment-là que des milliers de personnes se massent devant les grilles de l’OMS à Genève. Les employés de l’institution se joignent à eux en leur ouvrant l’accès d’habitude réservé. Ils veulent savoir si on peut vraiment mourir de vieillesse dans certains pays quand on est une jeune femme de 45 ans. Ils ont l’impression qu’on leur cache quelque chose. Ils exigent de consulter les rapports sur la santé dans le monde. Le directeur essaie de les en dissuader. Il dit que ces écrits sont secrets. Mais il ne peut que céder devant la foule qui insiste. Emmené par la troupe en colère, il est conduit dans la salle du coffre. Le coffre abrite, comme il est écrit sur la lourde porte, « les résultats des travaux de l’OMS sur la santé mondiale ». On le somme d’ouvrir. Le directeur crie à la foule : « Ne m’obligez pas à faire ça, c’est trop dangereux ! Il faut réfléchir ». Mais la foule ne veut rien entendre. Il sort alors la grosse clef de sa poche et ouvre le grand coffre. Le coffre est presque vide, mis à part un petit dossier posé sur le sol. Il est écrit en titre : « Espérance de vie par pays. Attention, secret de polichinelle ». La foule ouvre le dossier et se presse de photographier son contenu qui se limite à un tableau d’une page, avec une ligne et un chiffre par nation. Effectivement, l’espérance de vie du pays de Kessie ne dépasse pas 49 ans, comme dans d’autres pays d’ailleurs. La colère monte ! L’OMS dissimule des secrets de polichinelle ! La nouvelle se répand à son tour comme une trainée de poudre ! Et derrière leurs téléphones et postes de télévision, c’est tout le pays presque au centre de l’Afrique qui rit maintenant ! C’est si fort qu’on pourrait presque les entendre dans tout leur continent. Mais pourquoi rient-ils donc ?

 

Le président Hollande lui-même fait une conférence de presse le soir. « Hier, Kessie est morte. Je pense au Président et ami de notre pays, notre compagnon d’arme. Je pense aussi aux proches et à la famille de Kessie. C’est une tragédie pour la France et aussi pour le monde. Comme vous le savez, des citoyens ont ouvert cet après-midi le grand coffre de l’OMS. Moi, Président, je n’accepte pas que l’OMS garde pour elle des secrets de polichinelle et je demanderai des explications aux responsables. Et si le secret de polichinelle s’avère authentique, nous ferons tout ce qui est possible pour éviter que d’autres jeunes de 45 ans meurent de vieillesse. Je demanderai au gouvernement au plus vite de prendre des décisions d’urgence dans ce sens. Nous demanderons des comptes aux organisations internationales de santé. Nous renforcerons si besoin nos actions humanitaires sur place. Je décrète trois jours de deuil national et appelle tous ceux qui le souhaitent à manifester demain dimanche, dans les rues de chacune de nos villes ». Manifestations monstres le lendemain à Paris et dans toutes les villes de France et de l’hémisphère Nord. Chacun tient à descendre dans la rue. Il y a des vieux, des jeunes, des familles, des personnes de toutes origines. Il n’y a ni banderoles ni revendications habituelles. Seuls deux slogans dominent : « Je suis Kessie », « Non au secret de polichinelle ». C’est toute l’Afrique qui rit maintenant, et l’Harmattan souffle si fort vers le Nord que l’on peut entendre le rire dans les rues des villes de l’hémisphère nord. Les gens marchent du coup d’un pas vraiment silencieux. Ils se demandent pourquoi l’Afrique rit. Le bruit est si sinistre que la peur commence à s’installer. Les manifestations ne durent pas et chacun regagne son foyer dans des sentiments mélangés d’angoisse et d’exaltation, de honte et de solidarité, de culpabilité et de fraternité. Et toute la nuit, les rires sinistres hantent les rues désertes et s’insinuent dans les maisons, dans une inquiétante psalmodie. 

Le lendemain, le président Obama fait à son tour une allocution télévisée en direct devant le monde entier. Il dit son émotion au décès de Kessie. Il pense lui aussi à sa famille et à ses proches. Il condamne fermement le fait que l’OMS garde des secrets de polichinelle. Il propose une réforme de l’ONU pour que son fonctionnement soit plus démocratique et que chaque pays ait un poids de participation proportionnel à sa population. Il propose encore que chaque nation engagée dans la conquête spatiale gèle tous les crédits dédiés pour les consacrer, le temps d’uniformiser les espérances de vie, au développement des systèmes de santé dans le Sud. « Avant de devenir Martiens, devenons d’abord humains ! », dit-il en fixant la caméra d’un regard… Si étrange. Il s’interrompt. Son visage semble se tordre et, EFFROI, il éclate d’un rire horrible, les yeux exorbités, le regard odieux. Son rire sort par explosion de son visage, puis des écrans de télé et des postes de radio et des ordinateurs, et se mêle aux rires d’Afrique qui deviennent furie. Bien pire que celui des oiseaux d’Hitchcock, le bruit devient si strident qu’il en est insupportable. Les gens terrorisés courent dans tous les sens. Les plus fragiles meurent de crise cardiaque. Une envie urgente de mourir pour ne plus souffrir assaille tous les autres. Les moins braves se jettent des ponts ou sous les voitures dont le conducteur lui-même tente de s’accorder avec un autre véhicule pour se pulvériser. D’autres ont des actes héroïques en ce moment d’enfer, comme cette institutrice qui perce le cœur de chacun de ses élèves avec un grand ciseau avant de se donner la mort. Et les parents ayant eu le courage de venir tuer leurs enfants pour arrêter leur supplice, soulagés de voir qu’ils sont déjà morts, trouvent au plus vite à leur tour le moyen d’en finir. Le bruit suraigü des rires à l’extrême se mélange aux hurlements de ceux qui vivent encore, en faisant exploser leurs tympans et tous leurs restes. L’Harmattan fait tournoyer un nombre incalculable d’affiches vertes « Je suis Kessie », qui font matière avec le sable jaune du désert qui a passé la mer par le vent et les flots de sang rouge des corps qui s’amoncèlent, en une bouillie qui très vite va se figer complétement, dans un papier mâché marron… Puis tout est fini et le silence se fait…

 

… Respirez… Ce n’était qu’un cauchemar… Oui… Enfin non… La jeune Kessie, elle, est bien morte, morte de vieillesse à 45 ans, comme ils le seront tous. Mais nous, on n’entend pas les rires, et il va falloir vivre avec ça.

 

Pour que notre cauchemar soit aussi celui de tous, faites passer !

 

 

JF

 

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