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visuel Qui est le kamikaze ?

Qui est le kamikaze ?

Jean Faya

15 décembre 2015

Que peut dire des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, l’anthropologue qui travaille sur le soin et l’accès aux soins ? Comment la relation de soin peut-elle éclairer une rencontre meurtrière entre un kamikaze et ceux touchés par son explosion ? Nous pourrions dire cela : il est dans l’étude du soin cette distinction classique qui considère qu’au soin à proprement parler, « le cure », s’adjoint une autre dimension, celle du « care », que l’on peut définir par prendre soin. Et pour que le soignant et le soigné prennent soin ensemble de bonne façon, il faut que se créent une relation d’égalité, un socle commun d’humanité, où chacun se dépouille de son identité imaginaire pour se laisser toucher par la rencontre de l’autre, reconnaître que la vulnérabilité est le trait de notre condition à tous.  À l’inverse, dans des relations thérapeutiques qui fonctionnent mal, le soin peut recouvrir quelque chose que l’on cherche à prendre à l’autre, au premier sens du terme, prendre le soin comme un bien que l’on se dispute. Nous nous souvenons de cette très vieille patiente, victime d’une fracture du col du fémur et donnée pour presque morte par ses médecins, plus enclins à organiser sa sédation qu’à la guérir. Cette femme-là s’est battue pour récupérer son soin, rappelant à son médecin traitant et aux spécialistes sa volonté de vivre, sommant sa kiné de la faire marcher. Eux finiront par l’entendre et lui rendre son soin. Et c’est pour cela que finalement elle guérira. Et c’est précisément dans ce genre de situations que les problèmes des uns peuvent sembler initialement sans importance ou inexistants aux autres. Et si l’autre, ne fait pas l’effort pour les comprendre et les désigner par leur nom, ces problèmes peuvent s’aggraver au point de bouleverser la relation de soins et par-delà, notre vie sociale ordinaire. Il y a alors rupture entre l’Être au monde et la connaissance que les autres ont de ce dernier.


Les mécanismes pourraient bien être les mêmes dans les relations qui se vivent de la façon la plus tragique. Il faut faire le difficile effort de penser chaque acteur des attentats de Paris dans une égalité, dans une vulnérabilité qui existe chez chacun. Où est l’humanité de Bilal, Imaël, Samy, Brahim, ceux-là kamikazes, qui se sont fait exploser pour répandre la mort et la terreur ? Elle est évidemment bien là, juste sous les habits de djihadistes plus ou moins de circonstance. Prenons garde de ne pas la capturer, comme les médecins confisquaient celle de la vieille dame.  Six jours après les attentats, Marine Le Pen s’est accrochée sur France-Inter avec Patrick Cohen au sujet des propos de Christiane Taubira : « Pourquoi ce jeune qui porte la vie en lui à cet âge-là, fait ce choix morbide, mortifère, funeste ? Il nous faut comprendre cela ». Le journaliste défendait que Mme Le Pen déformait les propos de la Ministre. Joute pitoyable autant pour l’un que pour l’autre car s’il est un état d’urgence, c’est bien celui de répondre à cette question. Autant le personnage politique que le personnage médiatique devraient le souligner ou au moins le saisir. Il faut comprendre pourquoi ces jeunes nous jettent au visage le sacrifice de leur vie, car nul doute qu’après leur mort, les maux qui les ont détraqués leur survivront. Il est urgent de remonter le fil de leur clinique, comme une seule chance d’expliquer cette violence extrême et de l’atténuer. Et nous serons peut-être surpris : sans partager leur valeur ou leur croyance, nous pourrions trouver à cet endroit des interrogations et des refus en certains points bien proches des nôtres.  


C’est ici l’occasion de ressortir le livre de Bernard Hours, anthropologue et directeur de recherches à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), « Domination, dépendances, globalisation. Tracés d’anthropologie politique ». Dans sa postface au sujet du 11 septembre américain, il évoque que nous pourrions voir, dans ces actes atroces, autre chose que simplement une entorse violente aux usages civilisés du monde. Lesdits terroristes sont aussi et plus ou moins volontairement, « au-delà de leurs déséquilibres personnels, les locuteurs d’un discours planétaire en forme de plaintes et de réclamation » (HOURS, p. 174). Pour eux et des millions d’autres, l’OPA d’un petit nombre de puissants sur le reste de notre société et de la planète, produit inlassablement du désespoir et vide les personnes du sens nécessaire à leur vie. La France et l’Occident doivent au plus vite sortir de leur autisme et entendre l’éphémère vérité de ces actes de prime abord insensés. Les outils d’analyse sont nombreux, juste là, à disposition et déjà au travail, même si flanqués d’une sourdine. Les sciences humaines sont ici décisives. Ces outils nous permettront de penser la paix. Ils nous éviteront de commettre en retour de ces actes tout autant terroristes, à coup de bombes, d’avions de guerre et là des milliers de morts, alors même que l’Assemblée nationale française a aboli la peine de mort le 18 septembre 1981. Bernard Hours nous mettait déjà en garde en 2001 : un obscurantisme ne saurait réduire un autre obscurantisme ni y trouver sa justification. Et il suggère une voie sage : « l’affirmation selon laquelle l’Autre est mon semblable demeure la meilleure arme contre la violence et un occidentalocentrisme dont l’avenir est déjà compté tout comme les fondamentalismes de tous bords » (HOURS, p.175). Il s’agit bien là de politique et il est urgent maintenant de remettre du politique « globalement ».


Comment voulons-nous vivre ensemble maintenant que le Nord et le Sud sont plus mélangés et toujours plus proches ? Que voulons-nous pour celui qui semble différent et pourtant commun à ce que nous sommes ? Comment défendre l’humanité des uns sans subtiliser « l’humaineté » des autres ? La liberté, l’égalité et la fraternité sont le fondement de notre République précisément parce qu’elles appellent à l’universalisme, à être défendues au-delà de nos frontières, à sortir au plus vite de l’illusion sécuritaire pour un retour aux idées humanistes, solidaires et hospitalières dans notre politique nationale, pour inspirer un projet politique mondial.


Alors seulement, l’assemblée du monde pourra construire une politique du prendre soin de l’autre, non par la voie du chapardage et de la domination, mais par la voie de l’égalité et la justice. Et seule cette politique mondiale du care pourra permettre à chacun de se dépouiller de son identité imaginaire, pour se laisser toucher par la rencontre, reconnaître que la vulnérabilité est le trait de notre condition à tous. Et là pourra se réparer, sur le socle commun d’humanité, la rupture entre ce qu’est une personne au monde et la connaissance qu’ont de cette vie-là ses proches ou lointains congénères.

« Le terrorisme est la justification des tortures aux yeux d’une certaine opinion. Aux yeux d’une autre opinion, les tortures et les exécutions sont la justification du terrorisme.» (Germaine Tillion. Les Ennemis complémentaires, 1960, p. 47)

JF


Le 7/9, l’invité par Patrick COHEN. In www.franceinter.fr [en ligne]. Mise en ligne le 19 novembre 2015. Disponible sur <http://www.franceinter.fr/emission-linvite-marine-le-pen-taubira-joue-le-role-d-une-assistante-sociale-pas-d-une-ministre> (consulté le 12/12/2015).
HOURS Bernard. Domination, dépendances, globalisation. Tracés d’anthropologie politique. Paris : L’Harmattan, 2002, 177 p.
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