ARTICLE - Les frontières de la politique - 2019 - Jean Faya (AUDIO)

Les frontières de la politique

Où ce que l’on apprend du monde des hommes en mangeant des frites !

 

Jean FAYA, avril 2019

 

 

« Alors, vous avez aimé cette exposition ? » demande Lucas M. à sa famille ?

« Oui, effectivement, il y a eu plus de monde à ce vernissage que je ne le pensais. L’artiste doit être vraiment content. Je ne savais pas qu’il était si connu dans le quartier. Et c’est vrai que ses peintures sont jolies. On verra ce que l’on fait à l’avenir des deux dessins que nous lui avons acheté ».

« Si on allait manger des sushis ? » proposèrent Ninon et Mathias, les deux ainés.

« Oui, bonne idée. Tiens, il y a là justement un restaurant japonais. Voici les menus. On entre ? »

« Mais moi je veux des frites ! » dit Juliette, la troisième enfant de Lucas.

« On va voir la carte, mais je ne crois pas qu’il y ait des frites ici ma puce… Tu sais, tous les restaurants ne font pas des frites. »

« Oui, mais moi je veux des frites ! » répète Juliette du haut de ses cinq ans, devenant plus insistante, et commençant même à laisser poindre sur son visage la grimace qui signifie qu’elle ne lâchera pas l’affaire. Ninon et Mathias lèvent les yeux au ciel et se lancent un regard entendu…

Lucas prend Juliette dans ses bras. « Bon, voyons… Peut-être que l’on peut voir ce qu’il y a d’autre dans ce coin comme resto, si les frites sont si importantes pour toi… » Chacun s’accorde à opter pour la simplicité et éviter que l’un des leurs parte en cacahouète. Les deux ados contiennent bravement leur agacement.

Ils font tous quelques pas, et aperçoivent, incroyable, un restaurant « La frite d’Adèle ».

La crise semble être évitée. Juliette prend son pouce, satisfaite et quand même un peu gênée.

Tous approchent du restaurant.

« Tiens. » dit Lucas, en désignant devant le restaurant une jeune fille assise sur une caisse en carton, faisant la manche, un gobelet en plastique à la main.

« Tu la connais ? »

« Oui, c’est Antonella. Je la connais bien. Elle vient parfois au cabinet. Elle est sympa. Je l’aime bien… » Chacun la regarde, un peu gêné de cette scène inédite.

« Et si nous l’invitions à manger ? », dit Lucas en regardant Lucile, sa compagne. « Oui, pourquoi pas, c’est une bonne idée », répondit-elle. « Ou autrement », proposent les ados, « on peut, en sortant, lui acheter quelque chose et lui donner. Elle sera peut-être moins gênée ? »

Lucas se rapproche de la jeune fille. « Bonsoir Antonella. Tu vas bien ? Tu me reconnais ? Je suis le docteur M., tu sais, celui de la rue juste là-bas. On va justement dîner dans ce restaurant. Tu veux venir avec nous ? Cela nous fera plaisir de t’inviter. »

Antonella sourit, embarrassée. Elle ne répond pas vraiment, ne dit pas oui, et ne dit pas non. Lucas répète sa proposition. Et la petite patiente reste là à marmonner, souriant en baissant les yeux. Elle parle très peu français, ce qui ne facilite pas la situation.

Lucas fait signe à sa famille d’entrer dans le restaurant. « Allez-y. Je vous rejoins. »

Il s’accroupit à côté d’Antonella : « Tu sais, je serais content que tu viennes avec nous, mais je comprendrais bien que cela te gêne ou que ça te fasse un peu peur. »

« Non, je n’ai pas peur », répond rapidement Antonella. « Mais je ne sais pas », dit-elle en souriant.

Lucas ne sait pas trop dans quel sens il faut orienter l’histoire. Il ne veut pas non plus la mettre mal à l’aise.

Il se relève et finit par lui lancer en souriant. « Allez viens avec moi ! Nous verrons bien. »

Antonella jette par terre son gobelet vide avec force, se lève dans un grand sourire et suit Lucas.

Tous deux entrent dans « La frite d’Adèle ». Le gérant semble reconnaître la petite mendiante et s’interpose devant eux, immobile, l’air sévère. Il faut préciser que Lucas lui-même a le teint mat, et pourrait à première vue faire penser que ces deux-là sont de la même famille. Lucas est un peu décontenancé par l’attitude du restaurateur. Il se dit qu’il va faire mine de ne pas voir sa posture et vise à rejoindre le reste de sa famille. Mais le restaurant est grand, avec une salle à l’étage, et il ne voit pas le reste de la troupe.

Il bafouille. « Euh… Je dois rejoindre ma famille, mais je ne les vois pas. »

Le gérant comprend la situation, se détend, sourit, s’écarte du passage et indique où trouver la table à l’étage.

Lucas retrouve les siens avec Antonella. Chacun a un sourire curieux de cette situation peu commune.

« Donc voilà Antonella, qui semble d’ailleurs un peu timide ». Tout le monde rit. Une chaise lui est proposée, et la jeune fille s’installe en bout de table. Les uns après les autres se présentent. Juliette, et Éloise qui a juste trois ans, restent silencieuses, le regard fixé sur l’invitée.

Le repas se déroule dans la bonne humeur. La famille de Lucas essaie de parler un peu avec leur hôte malgré la barrière de la langue. Elle réussit à dire qu’elle a 17 ans, qu’elle est arrivée en France la première fois alors qu’elle était bébé. Elle parle de son école. On évoque un peu ses problèmes de santé, sa fratrie, ses parents. Elle dit qu’elle dort dans la rue, aujourd’hui dans un parc public un peu plus haut. Chacun garde un temps de silence, le nez dans son assiette.

La petite patiente de Lucas semble apprécier le repas. Elle mange tout son plat. Elle regarde avec attention chaque membre de la famille, à tour de rôle. Elle est très intriguée par les deux plus petites, notamment Zélie, qui a juste trois mois.

Le repas se termine. Les convives s’habillent. Il commence à faire frais en ce début d’automne. Les manteaux enfilés, ils descendent au rez-de-chaussée du restaurant, pour prendre la direction de la sortie. Chacun dit au revoir à Antonella qui les remercie en retour d’un large sourire. Et Lucas la regarde partir dans le froid sombre, d’un pas rapide, rejoindre sa famille dans le parc public, et y passer une nouvelle nuit au clair de lune. Enfin non, sous une tente, en fait.

La famille de Lucas marche dans la rue jusqu’à la station de métro, plutôt dans le silence, ponctué de quelques commentaires. Ninon et Martin félicitent leur père pour cette initiative. Ils ont trouvé bien de l’inviter à manger. Spontanément, ils n’auraient même pas pensé que c’était possible. Lucile remarque que dans ces cas-là, c’est dur de savoir si les gens sont contents ou mal à l’aise. Et la soirée se termine avec pour chacun, cette rencontre dans la tête.

 

 

Le risque de passer la frontière

 

Les jours suivants, Lucas ressasse une sensation de malaise par rapport à cette soirée, une sorte de petite tristesse. Fallait-il vraiment passer cette frontière à bien des égards infranchissable, séparation entre le monde d’une famille aisée, sereine, gâtée par l’existence matérielle, et celui d’une jeune fille à la vie inverse, pauvre, insécurisée, précarisée ? Et le gérant ne s’y est pas trompé. Nous ne jugeons pas cet homme selon je ne sais quelle morale. Son comportement était bien logiquement adapté à notre situation sociale. Il a été mis de fait dans la position habituelle du garde-frontière, ou en tout cas de celui qui la matérialise en s’interposant de son corps solide. Il a concrétisé le passage, et celui-ci s’est ouvert à l’exposition de mon visa : « Je dois rejoindre ma famille, donc même en compagnie de celle qui fait la manche devant votre restaurant, je suis l’un des vôtres ». Et le garde-frontière a ouvert le passage avec un franc sourire, presque rassuré, peut-être même heureux. Ce n’était donc pas Antonella elle-même, en personne, qui faisait problème, mais juste que la rencontre de ces deux mondes n’allait pas de soi, et nécessitait un arrêt, un temps de lecture, un nouveau paramétrage.

C’est bien ce que Lucas a fait ce soir-là en invitant Antonella à venir dans leur monde le temps d’un repas. Il a ainsi invité chacun des siens à se reparamétrer, à accepter celle qui est si différente, presque à être l’une des leurs. Mais en avait-il vraiment le choix ? Comment passer devant cette jeune fille qu’il connaissait bien par ailleurs, avec qui il avait souvent discuté, plaisanté, dans son cabinet ou en quittant le travail le soir, accroupi sur quelques trottoirs, compagnon incongru et éphémère des moments de mendicité d’Antonella, assis à côté d’elle pour expérimenter le regard des passants. Comment passer devant elle et sa position des plus précaires, pour entrer dans un restaurant chauffé, s’attabler à sept à se remplir de bonnes frites croustillantes ? Être sept ou huit ne fait matériellement aucune différence. Lucas n’avait peut-être pas d’autre solution pour se préserver d’un conflit interne inconfortable.

Mais malgré ce choix, qui donc n’en est pas un, pas de chance, Lucas est dans un léger conflit interne inconfortable. Il se rappelle un article de Jean Furtos, psychiatre à l’Orspere-Onsmp, intitulé « Quelques aspects inhabituels de l’habiter chez les migrants précaires ». Quand on est dans une précarité totale, manger des frites à la même table que la famille aisée d’un médecin est un aspect inhabituel de l’habiter. C’était même pour Antonella, le temps d’un repas, un grand déménagement, celui de son corps, de son histoire, de sa citoyenneté. Elle qui habitait un parc public s’est mise à habiter le monde inaccessible et cossu de beaucoup d’autres. Une fois le corps solide du gérant déplacé de quelques pas, la jeune fille s’est vu ouvrir les portes de cet autre monde où cette fois, sa place était reconnue comme telle, non discutée par le reste des gens du restaurant ou par la société. Et Antonella a dû, une heure plus tard, faire le chemin inverse : repasser devant le garde-frontière, dire au revoir et retourner dans le froid pour dormir dans son parc. On se demande là comment cette enfant peut être au monde quand le monde lui accorde si peu. Jean Furtos avance que ces contextes de vie peuvent générer une déshabitation de soi-même où l’on ne sent plus son corps, où les émotions sont émoussées, où on ne peut plus penser. Antonella présente un handicap physique assez conséquent que la chirurgie moderne pourrait réparer. Mais la jeune fille et sa mère s’y opposent catégoriquement. Lucas et les professionnels de santé trouveront peut-être dans le concept furtosien de la déshabitation, une piste de compréhension : celle qui déshabite son être semble perdre le souci de soi, de ses enfants.

Jean Furtos propose là aussi des voies pour comprendre le conflit interne inconfortable de Lucas :

 

« Toujours en position d’analyse de la pratique, j’ai pu également observer les effets sur les soignants du fait de recevoir des mères migrantes avec enfants vivant à la rue ou dans des conditions d’extrême précarité. Le personnel médical, infirmier, travailleur social ressent très douloureusement ces situations : tout se passe comme si la souffrance exposée des mères et des enfants squattait littéralement l’être psychosomatique des soignants, accueillants, souvent d’ailleurs des femmes et des mères. Dit autrement, les soignants sont habités par la souffrance de celui ou celle qui est en position de non appropriation (non habitation) de sa propre souffrance ; cela entraîne des affects d’impuissance et de culpabilité térébrants, par identification et par empathie massive, avec assez souvent le souhait (provisoire) d’arrêter ou de limiter ce type de travail pour se protéger. »

(FURTOS, 2013, pp. 14-15)

 

Oui, c’est bien là le problème de Lucas : en proposant à Antonella de venir habiter le restaurant avec sa famille, il a aussi mis sa famille en situation d’être habitée par les difficultés de vie de la jeune fille. Il se soumet, lui, et avec lui Lucile et chacun des enfants, à ce sentiment d’impuissance, et peut-être encore davantage à celui de la culpabilité profonde. Lucas, par son travail, a l’habitude de se confronter à ces sentiments, mais la difficulté est bien ici décuplée par le fait d’exposer les siens, ceux qu’il aime, qu'il protège.

Mais ce conflit interne de Lucas n’envahit pas toute l’histoire, car elle demeure à parts égales, le souvenir du moment joyeux qu’était celui de ce repas. Lucas ne regrette pas d’avoir investi cette situation, ni pour lui ni pour sa famille, car il y a là plus important que l’inconfort de la bousculade psychique qu’elle entraîne pour chacun à son niveau. Cette rencontre était avant tout une expérience politique qui contribue pour chacun à la compréhension de notre organisation sociale. Ne pas avoir désinvesti le champ du vivre ensemble, ne pas avoir renoncé face à une frontière et un garde-frontière qui semblaient indépassables, permet alors pour chaque intervenant de pouvoir élaborer, de pouvoir penser. Et cette « souffrance portée » comme la nomme Furtos nous emmène vers de bien intéressantes questions.

 

 

Le sens de la politique

 

Ce qui laisse songeur dans cette rencontre avec Antonella, c’est bien la question politique qu’elle soulève, à savoir, comment fait-on pour vivre ensemble, pour organiser la vie en commun ? On peut difficilement juger la réalité sociale sans approcher l’expérience de la vie des autres, et tenter d’aller au-delà de sa propre expérience. On explore actuellement la philosophie d’Hannah Arendt. Elle dit :

 

« Si [l’homme] veut voir le monde et faire l’expérience de ce qu’il est “réellement”, il doit le comprendre comme quelque chose de commun à de nombreuses personnes, qui se tient entre elles, les sépare et les relie, qui se montre différemment à chacune et ne peut par conséquent devenir compréhensible que dans la mesure où elles parlent ensemble à son propos et échangent leurs avis et leurs perspectives les unes avec les autres et les unes contre les autres. »

      (ARENDT, [1993] 2014, p. 214)

 

La liberté que tous se sont accordées ce soir-là, celle d’avoir des relations les uns avec les autres, leur a permis de faire l’expérience de la diversité que constitue toujours le monde quand on accepte de le penser dans sa totalité. Se donner la possibilité de cette liberté, c’est se donner la possibilité de penser le politique, et peut-être de mieux en comprendre les enjeux. Comme l’avance Hannah Arendt, la politique et la liberté sont identiques, et partout où cette sorte de liberté n’existe pas, il n’existe pas non plus d’espace politique au sens propre : « Le sens de la politique est la liberté » (ARENDT, [1993] 2014, p. 188). Nous avons ébauché cet espace politique le temps d’un repas. Cet espace-là n’existait pas avant, quand Antonella était assise sur sa caisse. Et il a pris fin lorsque nous nous sommes dit au revoir et que la jeune fille est repartie dans le noir, vers le parc public. Le gérant nous l’a rappelé. Antonella n’était pas libre de rentrer dans le restaurant, pas libre de quitter sa place de mendiante pour aller dans le monde, rencontrer les gens. Non seulement l’espace de la famille de Lucas et le sien ne sont pas communs, mais l’espace de Lucas et de sa famille était interdit à Antonella, sans que l’inverse ne soit vrai. Et elle, hors de ces temps de frites, est enfermée dans son besoin de survivre, de trouver des sous ou une poubelle pour manger, de trouver un espace un minimum sécurisé pour exister, vivre le jour, dormir la nuit. Le moment où Antonella a décidé de venir manger avec ceux qui l’invitaient, quittant son siège de fortune, jetant avec force son verre de carton, était un moment de libération et la porte ouverte à la compagnie d’autres hommes. Le domaine de la politique pour Arendt est le domaine de la liberté, mais entendue dans le sens où on est libre quand on peut s’affranchir des contraintes de la vie sociale. Le politique, cette capacité à s’organiser ensemble, commence quand on est en capacité de sortir du « social », de ne plus être « un cas social ». Le social, c’est l’organisation du vivre-ensemble. Et le politique, selon la vue d’Aristote, c’est l’organisation du « bien-vivre » ensemble. Bien vivre, car il vise à reconnaître pour chacun la même légitimité à prendre part à l’organisation commune. C’est la reconnaissance de la diversité qui permet de faire apparaître les caractères singuliers des problèmes des hommes. Cela nécessite de ne plus penser la conduite des affaires publiques par la seule idéologie du mérite ou de la domination. Et c’est bien ce contresens-là que l’on observe aujourd’hui, où l’enjeu premier de la politique ne semble pas être la voie arendtienne, mais la voie qui va dans le seul sens de la sauvegarde des libertés individuelles de quelques-uns. L’enjeu devient le seul maintien de la sécurité de ceux-là mêmes qui sont le plus sécurisés, et si besoin par la violence. Et l’État demeure celui qui a le monopole de la violence légitime, comme l’avance Max Weber. La politique demeure la violence, alors que la politique devrait être le domaine de la liberté, du désir de quelque chose en commun.

Fin septembre 2017, le président Macron est venu en visite à Lyon, accompagné de son ministre de l’Intérieur Gérard Collomb. La police est allée voir des demandeurs d’asile échoués depuis des semaines, dehors jours et nuits, malgré la loi, sur un terrain vague à côté de la gare de la Part-Dieu, familles avec enfants. On leur a expliqué qu’il fallait baisser les tentes, dissimuler au maximum leur réalité pour le passage du président. « Un président ne doit pas voir ça ». Et l’officier de préciser : « C’est triste, mais c’est comme ça. »[1]

Effectivement, il est plus que triste que le souci du ministre de l’Intérieur soit le seul plaisir et la satisfaction du président, lors d’une promenade dans une ville propre, à la réalité dissimulée, quand les responsables de la République devraient avoir pour seul élan, la responsabilité qui est la leur, de faire lien avec autrui. La rencontre avec Antonella, elle, nous a montré le sens d’une politique qui prend soin de ses concitoyens, celle qui libère et instaure l’égalité.

 

 

ARENDT Hannah. [1993] 2014. Qu’est-ce que la politique ? Paris : Éditions du Seuil. 307 p.

 

FURTOS Jean. Quelques aspects inhabituels de l’habiter chez les migrants précaires. Rhizome, n° 48, juillet 2013, pp. 14-15.