L’Anthropelihydrochronocyclette
Tandem anthropographique, machine à explorer les mondes privés
L’Anthropélihydrochronocyclette est une pièce unique !
Invention de Let-Know Café !
C’est un tandem anthropographique,
c’est-à-dire une machine à explorer les mondes privés.
Ben oui, ici, ça existe…
Quand nous étions partis à la recherche d’Épistémè, notre première « grande recherche », nous avions emmené le lecteur dans un voyage en tandem sur les pentes de la Croix-Rousse, à la rencontre des médecins du quartier. On a aimé ce mode de transport, propice aux échanges et à la réflexion sur ce qui se fait dans le voyage. On a donc eu envie de le perfectionner pour nos prochaines recherches, où nous emmènerons à nouveau le lecteur visiter le monde, ou en tout cas, notre monde. Cet engin a surtout été créé pour rendre visible et maintenir au premier plan les questions de méthode. Quand le lecteur et le chercheur s’y retrouveront pour pédaler, ce sera le temps de discuter de comment se construit la connaissance.
La méthodo vous intéresse ? Venez en discuter !
Nous avions choisi un tandem pour notre premier voyage ensemble sur les pentes de la Croix-Rousse, à la recherche de la douce Épistémè. Notre équipe a depuis travaillé à le perfectionner. Nous inaugurons ce jour notre nouvel engin : l’Anthropélihydrochronocyclette. Nous aurons bientôt l’occasion, toi et moi, d’en tester les nouvelles fonctionnalités. Toujours par la force de notre pédalage, nous pourrons non seulement rouler sur la terre ferme, mais aussi voler, flotter et même remonter le temps. Cet engin t’offrira ainsi, lecteur, de t’immerger dans la démarche de recherche, de devenir le compagnon de route du chercheur durant toute l’enquête et, avec un peu d’imagination, d’avoir la sensation d’en coécrire le récit. Notre tandem anthropographique vise ainsi à une présentation de nos travaux de façon plus colorée que les manières grises de la littérature classique et veut proposer un accès original à l’anthropologie.
L’Anthropélihydrochronocyclette a été créée pour rendre visible et maintenir au premier plan les questions de méthode. Elle a pour fonction de nous rappeler sans cesse les partis pris épistémologiques de ses inventeurs. L’équipe de Let-Know Café soutient que la science, si on l’entend comme celle qui vise à produire de la connaissance sur la réalité humaine, ne peut pas s’arrêter à la certitude intime du scientifique qui perçoit. Maurice Merleau-Ponty disait de la perception qu’elle glisse sur les choses, mais ne les touche pas. Tout au plus, chacun de nous, chercheur et scientifique compris, a un monde privé. Et ces mondes privés ne sont « mondes » que pour leur titulaire, ils ne sont pas le monde (MERLEAU-PONTY, 1964, p. 25) . Mais ce constat ne doit pas nous démotiver à faire science. Il ne doit pas non plus discréditer ceux qui en font profession. Il nous invite simplement à faire ce travail au bon endroit et de bonne façon.
Le tandem illustre une de ces voies possibles. Il est en premier lieu une invitation à aller ensemble explorer le monde, à rencontrer le réel. Et le réel n’est pas à construire ou à constituer, mais il est bien à visiter et à décrire. Et il devient possible, en chevauchant à deux notre machine, de replacer la science dans un « il y a » préalable, de la réhabiliter en science humaine, de la réancrer dans le sol du monde, dans nos corps tels qu’ils sont dans notre vie (MERLEAU-PONTY, 1985, p. 12) . Cependant, les personnes et les paysages que nous rencontrerons ne seront pas la personne ou le pays, mais un aspect de la personne ou du pays tel qu’il se présente au point de vue de l’observateur, un espace perçu et donc irréductiblement subjectif. « C'est moi qui fais être pour moi », écrit Merleau-Ponty (1945, p. 20) . Notre rapport au monde n’est pas celui d’un sujet posé en face d’un objet. Il est un rapport sensible, celui d’une rencontre et d’une interaction permanente entre le dedans et le dehors, entre l’équipe du tandem et l’environnement qu’il traverse, entre moi et l’autre, entre une façon de vivre et d’habiter, entre notre manière de soigner, d’être soigné, de prendre soin.
C’est vrai qu’un seul dirige le tandem, celui qui est devant, soit le chercheur (moi, en l’occurrence), qui peut à loisir tourner le guidon. Eh oui, j’orienterai notre trajet en recoupant des perspectives, en confirmant des perceptions, en faisant apparaître du sens. Je serai le premier en recherche, armé d’une curiosité que je voudrai totale, et d’abord envers moi-même (le tandem anthropographique est d’ailleurs équipé d’un rétroviseur par lequel en permanence le chercheur peut s’observer observant). Mais si je choisis d’aller avec toi juste derrière moi, c’est précisément parce que le sens que je vais faire émerger ne doit pas être posé à part, transformé en principe absolu, faire croire qu’il est le monde et la réalité. Ce sens, à peine formalisé, déjà te sera soumis. Il sera proposé à ton analyse et à ce que tu es.
L’Anthropélihydrochronocyclette est certes une machine à explorer le monde privé de celui qui la conduit. Mais elle est conçue pour tenter d’explorer les mondes des autres et en tout cas pour chercher la possibilité de le faire. Le tandem symbolise ainsi notre processus de recherche, qui vise la réalité en rendant publique ma vision personnelle du monde, en la soumettant au regard, à la critique et à la comparaison d’autres mondes privés et, cher lecteur, au tien en premier lieu. La réalité que nous cherchons à connaitre, c’est en effet le sens qui transparaît à l’intersection de mes expériences passées et présentes, et à l’intersection de mes expériences et de tes expériences, et plus généralement de celles d’autrui, par l’engrenage des unes dans les autres (MERLEAU-PONTY 1945, p. 20).
L'Anthropélihydrochronocyclette met en avant le fait que l’on progresse mieux lorsque l’on est deux à pédaler vers une quête commune. Notre machine rappelle que le travail scientifique ne peut être accompli par un seul, mais nécessite l’énergie et la participation du plus grand nombre. Il ne s’arrête pas à l’énoncé du chercheur, mais c’est là au contraire le point de commencement. La convergence des regards fera de nos tableaux un lieu commun à partager, le point de vue vers le point de vue de tous les points de vue, ou mieux encore, vers le point de vue sans point de vue de Leibniz, à savoir, la réalité du monde. C’est à cela que vous convie Let-Know Café.
Jean FAYA (extrait du livre Poétiques de soins, 2017)
MERLEAU-PONTY Maurice (1964). Le visible et l’invisible. Paris : Gallimard, 359 p.
MERLEAU-PONTY Maurice (1985 [1964]). L’œil et l’esprit. Paris : Gallimard, 93 p.
MERLEAU-PONTY Maurice (1945). Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard, 537 p.