ÉDITO d'AUTMONE - le premier soin du monde ! - 2022 - Jean Faya (AUDIO)

 

L'édito de printemps, Hommage à Christian Bobin

Avril 2023  -  Lya E. Artur

 

 

Comme vous, à Let-Know Café, nous guettons les premiers rayons du soleil, les sols jonchés de fleurs, le pépiement des oiseaux et toutes ces promesses de renouveau que trimballe le printemps ! Mais le printemps n'est-il qu'une histoire de saisons, ou peut-on assister à n'importe quel moment de l'année, à une poussée miraculeuse de la vie en nous ? Christian Bobin nous invite à considérer le printemps comme une déchirante percée de lumière dans ces régions les plus obscures et les plus reculées de l'esprit : « Ce que j'appelle le printemps n'est pas affaire de climat ou de saison. [...] Les saisons sont rondes, bégayantes. Ce que j'appelle le printemps brise ce cercle-là, comme tous les autres. Cela peut surgir au plus noir de l'année. C'est même une de ses caractéristiques : quelque chose qui peut venir à tout moment pour interrompre, briser - et au bout du compte délivrer. » Et plus loin, d'ajouter : « Si nous regardions bien, si nous regardions calmement, nous serions effrayés par la souveraineté de la moindre pâquerette : elle est là, toute bête, toute jaune. Pour être là, elle a dû traverser des morts et des déserts. Pour être là, toute menue, elle a dû livrer des guerres sans pitié. » (1)

Christian Bobin - à qui nous avons rendu un vibrant hommage lors de notre apéro d'hiver - nous prépare à un printemps décalé, « hors saison », c'est-à-dire à tout ce qui surprend, rompt la durée, s'acharne à résister aux épreuves pour éclore entier et frêle sous nos yeux comme une maigre pâquerette, rescapée victorieuse de toutes ses batailles ! N'est-ce pas aussi cela que nous cherchons à Let-Know Café, la fragilité d'une fleur toute bête, chétive, éclatante, et son effort de croissance pour naître à l'air libre ... un phénomène poétique ? Certes, Christian Bobin nous a quittés prématurément en novembre dernier, mais la justesse de sa voix nous parvient et nous enseigne encore. Cet écrivain prolifique laisse derrière lui une soixantaine d'ouvrages à feuilleter sans relâche. Étrange coïncidence, son dernier livre paru au mois d'octobre, Le muguet rouge, tombe entre mes mains le lendemain de sa disparition. Un passage retient naturellement mon attention : il s'agit d'un court fragment où Bobin nous convie à prendre soin des morts en respectant la vie qu'ils ont perdue. « Les morts nous ont menés, siècle après siècle, au rivage de la vie. Nous leur devons bien un peu de lumière. Être dignes d'eux, ne pas abîmer ce qu'ils n'ont plus. » (2) Dans un entretien, Bobin explique également que les absents continuent à disséminer des signes de présence, aériens et diffus - une présence nimbée de silence qui se rappelle constamment à nous :

 

« Il reste d'une personne aimée une matière très subtile, immatérielle qu'on nommait avant, faute de mieux, sa présence. Une note unique dont vous ne retrouverez jamais l'équivalent dans le monde. Une note cristalline, quelque chose qui vous donnait de la joie à penser à cette personne, à la voir venir vers vous. Comme la pépite d'or trouvée au fond du tamis, ce qui reste d'une personne est éclatant. Inaltérable désormais [...]. » (3)

 

Cette voix unique, cristalline, et désormais inaltérable de Christian Bobin, nous continuerons à l'entendre, car les livres ne connaissent pas le temps, l'usure, la défaite, ils s'élancent vers nous à travers les siècles, dans le même flamboiement qui les a vus naître. Et Christian Bobin restera pour Let-Know Café, une source vive d'inspiration pour le soin poétique.

 

Page après page, le poète du Creusot nous rappelle la nécessité d'amasser du temps creux et d'accepter que rien ne se passe en apparence pour entrer dans un rythme moins heurté, moins saccadé. Pour Christian Bobin, qui s'est toujours tenu éloigné de l'agitation urbaine et des foules criardes, le vide et la solitude donnent justement sa positivité à l'existence humaine. Ils favorisent un état de disponibilité totale et nous aident à capter les fréquences invisibles du monde, à entrer en étroite communion avec ce qui est là. Toute activité poétique est issue de cette attitude contemplative. Aussi, un simple regard sur le monde peut suffire à transformer le vol des étourneaux ou le parfum d'une orchidée sauvage en signe poétique. Un simple regard peut délivrer notre monde, le dépoussiérer, le recréer avec tendresse, et rendre à la pâquerette sa noblesse incomprise, Car la beauté se nourrit de petits échanges organiques souvent ignorés par manque de temps ou d'attention. « J'ai une sensation enfantine de la vie qui perdure : je suis attiré depuis toujours par ce qui est apparemment inutile, faible, laissé dans les ornières pendant que passe le grand carrosse du monde. [...] Par exemple, je peux faire une danse de derviche tourneur autour d'un pissenlit toute une après-midi pour arriver au texte qui me convient, qui exaucera ce pissenlit et en fera ce que je l'ai vu être, c'est-à-dire un soleil descendu près de nous. » (4)

 

Solaire, c'est bien ainsi que je définirais la prose enchantée de Christian Bobin, sa manière de redonner une sorte de dignité à tout ce qui est fragile, abandonné, négligé. La grâce du Bobin, ce qu'il ose faire de plus courageux, est peut-être de garder confiance dans la générosité de l'existence, dans sa force de résurrection, et d'enraciner ce sentiment au cœur de l'espace littéraire. Chez lui, le mal semble toujours fait par inadvertance, par manque d'attention, et tout ce qui est abîmé par la main de l'homme et son attrait pour le spectaculaire, peut trouver une certaine réparation dans l'intimité, le secret, la douceur charitable de l'amitié. Cette présomption de bonté lui vaudra bien des critiques, comme si on accusait l'auteur de ne pas être assez sombre, cynique, sadique ? Bien des plumes se chargeront de transporter les colères politiques, et la pesante noirceur de l'âme humaine. Ce qui est plus rare, me semble-t-il, est de pouvoir amener au lecteur cet émerveillement lucide et cette gaité ruisselante qui semblent dire : « plutôt que de claquer la porte, passons par la fenêtre ! »

 

Lya E. Artur

 

 

(1) Christian Bobin, L'équilibriste

(2) Christian Bobin, Le muguet rouge

(3) Entretien avec Christian Bobin extrait du numéro spécial de La Vie : "Vivre le deuil" Janvier 2019.

(4) Entretien initialement publié dans « Le Monde des Religions » n° 25, septembre-octobre 2007, Propos recueillis par Frédéric Lenoir et Karine Papillaud